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Tunisie : Kaïs Saïed, fossoyeur ou réformateur de la démocratie (2/3)

Kaïs Saïed a été élu et a prêté serment sur la base de la Constitution de 2014 qu’il s’apprête à abroger.

On reprochait au président Ben Ali sa démocratie de «décor», dix ans après son départ, nous avons enfanté une démocratie de palabres télévisuelles. Sorti des urnes et des studios de télévision, c’est un autre monde. Quelle impuissance démocratique ! La crise actuelle que connaît notre pays est loin d’être entre le président Kaïs Saïed et l’establishment post révolutionnaire, elle est directement liée à cet instant révolutionnaire : dix ans après la fin de Ben Ali, qu’avons-nous fait de notre pays? Qu’avons-nous fait de notre démocratie? Où se situe l’erreur? Les bonnes intentions des pères fondateurs de notre démocratie sont réelles, mais les résultats sont évidents: un pouvoir grippé et un pays en dérive.

Par : Mehdi Jendoubi *

2- Des rues qui restent sales et un appareil d’Etat inefficace

Nous avons appris en dix ans à organiser des élections suite à des débats démocratiques et contradictoires. La liberté d’expression est réelle et tous les responsables sans exception de rang ont fait les frais de cet esprit libre et démocratique.

Mais pourquoi nos rues restent-elles sales ? Pourquoi les déchets des chantiers de construction continuent à être déversés au détour des rues d’une cité ou aux abords des autoroutes ? Pourquoi je n’ai jamais vu en dix ans de résidence dans un quartier mi-populaire mi-petit bourgeois de la banlieue sud de Tunis aucune activité culturelle pour enfants ou jeunes, aucune pièce de théâtre jouée parmi les multiples pièces subventionnées par le ministère de la Culture, ni je n’ai vu des bus transporter des enfants à la plage durant les vacances, quand papa n’a pas de voiture ? Je reste, volontiers, dans les minimas d’efficacité managériale d’un Etat moderne.

Pourquoi cette incapacité à agir, cette inefficacité flagrante des appareils et des dirigeants? Voyez je ne parle pas de plein emploi, de dette démultipliée, de fiscalité injuste et de corruption, car ce sont des sujets majeurs sur lesquels je suis incompétent, mais je parle d’animation socio-culturelle, sorte de portion congrue démocratique et de minimum d’Etat.

Adolescent, j’ai assisté gratis dans les années 1960 assis à même le sol à des films devant un écran installé pour l’occasion, sur la place municipale de la ville de Béja. J’ai appris dans la piscine municipale aujourd’hui scandaleusement abandonnée depuis trois décennies, mes premiers gestes de nageur encadré par une jeune instructrice allemande déléguée par notre municipalité. Et au lycée, j’ai suivi les activités d’un club de théâtre animé par un formateur qui venait du comité culturel local installé dans les locaux de l’ancienne église de Béja et fonctionnaire du ministère de la Culture. Beau projet de «coopération horizontale» entre deux ministères, avant la lettre. Comment ce pouvoir à peine naissant après l’indépendance, et non démocratique dans ses formes, pouvait être plus démocratique et social dans le fond, que notre démocratie des années 2010 , issue d’une révolution qui revendiquait emploi et dignité ? Allez expliquer cela à ceux qui pensent, naïvement, qu’íl suffit de faire voter des lois pour faire une révolution ou même une réforme.

On reprochait au président Ben Ali sa démocratie de «décor», dix ans après son départ, nous avons enfanté une démocratie de palabres télévisuelles. Sorti des urnes et des studios de télévision, c’est un autre monde. Quelle impuissance démocratique ! Certes c’est un pas dans le bon sens, mais d’une lenteur désespérante. Dieu donnez patience à ce peuple.

L’architecture institutionnelle post révolution a été l’œuvre de vie d’honorables juristes secondés par des militants échaudés qui, toute leur vie, ont souffert des abus de l’ancien régime. Leur préoccupation fondamentale légitime a été de tout faire pour éviter le «retour de la dictature» et ont multiplié les garde-fous démocratiques, et le résultat final est un vrai imbroglio institutionnel où tous luttent contre tous, tous doutent de tous, tous contrôlent tous, mais tous restent aussi impuissants à agir que tous.

Les bonnes intentions des pères fondateurs de notre démocratie sont réelles, mais les résultats sont évidents: un pouvoir grippé et un pays en dérive. Et le fameux débat très médiatisé, sur le régime présidentiel ou parlementaire ou mixte, n’est qu’un aspect infime du problème plus général de la machine démocratique tunisienne et de ses rapports complexes avec la culture politique des citoyens et leurs perceptions et pratiques de pouvoir, en famille, à l’école et en société. Le copié/collé démocratique, sous le vocable pertinent d’«expériences internationales comparées», a ses limites et ses aberrations.

Meubler les bibliothèques des écoles est aussi une dépense démocratique

De ma petite lorgnette de simple citoyen retraité de l’enseignement, je vois les honorables ambassadeurs de puissances européennes, réunis pour pleurer le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), une des «institutions démocratiques», menacée par la foudre présidentielle, et tomber d’accord pour adresser poliment une remontrance à l’adresse des autorités de notre pays. Seriez-vous sérieusement convaincus de ce que vous écriviez, vous seriez alors coupables d’incompétence, et l’Europe peut prétendre à de meilleurs observateurs que vous. Je m’explique.

Comment confondre un principe fondamental de tout Etat démocratique, à savoir l’indépendance de la justice, avec une des multiples formes institutionnelles possibles pour incarner ce principe.

D’ailleurs, c’est un des multiples problèmes de notre système politique post révolution, fait de copiage démocratique. Nous voulions dans notre fougue libératrice, le meilleur de chaque système, et nous avons fini par obtenir un monstre mort-né parce qu’historiquement inadapté et fonctionnellement inefficace.

Quarante membres pour superviser «le bon fonctionnement de la justice» et le «respect de son indépendance», représenter et administrer l’honorable corporation des juges qui compte à peine quelques centaines de personnes. Il fallait quarante, car dix ou onze étaient insuffisants à représenter les juges selon leurs spécialités en plus des équilibres politiques entre les «trois présidences». Imaginez un Ordre des médecins où il faudrait des quotas par spécialité. Une simple aberration démocratique. Savez-vous messieurs les observateurs que 40 c’est aussi le nombre des membres l’Assemblée des représentants du peuple de l’Etat du Bahreïn qui, pourtant, est une société multiconfessionnelle nécessitant un subtil dosage représentatif.

Quarante membres dont chacun perçoit une prime supérieure au salaire d’un jeune enseignant universitaire, dans un pays exsangue où les élèves continuent à boire de l’eau dans des citernes rouillées dans une multitude d’écoles primaires rurales de la République. Réparer les vitres cassées de ces écoles ou financer un fonds de livres pour des bibliothèques d’école est une destination bien plus démocratique, plus utile, et plus révolutionnaire, des subsides publics.

L’actualité est braquée conjoncturellement sur le CSM, mais bien d’autres institutions censée constituer le tissus démocratique et républicain sont dans la même logique. Leur fonction de principe est salutaire, mais leur format institutionnel et surtout les ressources qu’elles mobilisent ne justifient en rien les dépenses qu’elles raflent en bonne conscience.

Le président Moncef Marzouki parlait dans un de ses premiers livres politiques dans les années 1990 de «forts vides» (« القلاع الفارغة ») pour dire comment des institutions ont de grands noms et de grandes fonctions mais sont comme des cruches vides. Elles captent les ressources publiques plus utiles pour d’autres projets, cela s’appelle mauvais usage du bien public ou allocations financières maladroites et improductives. Un audit financier de l’ensemble de la machine démocratique est une première nécessité.

L’erreur originelle a été de laisser les honorables juristes concevoir l’architecture démocratique sans la présence d’économistes et de spécialistes des finances publiques pour leur rappeler le coût de leurs «rêves» institutionnels. Le fameux concept ignoré en Tunisie : «le train de vie de l’Etat» est à introduire dans la culture de base de tous les acteurs publics.

* Universitaire retraité.

A suivre.

3- Kaïs Saïed dit et fait ce que d’autres revendiquent depuis des années

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