Arrêt de travail par-ci, sit-ins et grèves annoncées par-là, grèves sauvages là-bas, débrayages partout, sabotages ailleurs, marches, protestations, grogne, colère où que vous alliez… La liste et le nombre de ces mouvements sociaux est longue à perte de vue… A perte de raison. Les blocages d’activité dans tous les secteurs sont devenus un mode de vie tunisien. Essayons-nous à une petite sociologie, une petite psychologie… une philosophie de comptoir.
Par Moncef Dhambri
Nous n’avons aucunement la prétention d’être expert dans ces sciences du vivre en commun, ni de maîtriser la précision ou la rigueur de leurs principes, règles et concepts. Tout ce que nous connaissons de la vie, nous l’avons appris sur le tas, c’est-à-dire qu’il nous a été enseigné par l’expérience, la pratique et l’observation. Le reste est une question de chance ou de malchance. Le reste, aussi, est une affaire de concours de circonstances.
Mon père courage et ma mère courage
Quand on a été élevé par un père, chauffeur de bus, qui se lève aux aurores pour aller gagner le pain et les autres besoins des siens –et à l’époque, ces derniers étaient nombreux et incluaient généralement grands-parents, tantes, oncles et parfois même le tout-venant, car la baraka se chargeait de la distribution et faisait toujours de la sorte qu «il y en avait pour tout le monde, Dieu merci».
Quand on a été élevé par ce père courage et par notre mère courage, qui a toujours accompagné le «propriétaire de son logis» («moula biiti») de toutes les meilleures qualités humaines du monde.
Quand on a connu B. et S. –gardons leur cet anonymat, eux qui ont toujours choisi la modestie et la discrétion–, nous avons tous appris, et très vite, que le travail est une valeur cardinale de la vie – chez nous aussi bien que pour les puritains de Plymouth (Massachusetts) qui ont poussé leur frontière de l’Atlantique au Pacifique. Partout ailleurs, aux quatre coins de la planète, les hommes n’ont vécu que par et pour le travail.
Il ne s’agit pas là d’obsession, d’une tare, d’une maladie. Il s’agit d’une vérité la plus vraie : la nature et la vie ont horreur du non-travail –du farniente, de la nonchalance, de la paresse, peut-être même du repos !
Que dire alors de la grève? Que dire de cette décision délibérée de donner un coup d’arrêt à l’activité, la sienne et celles des autres? Que penser de celui ou celle qui se transforme en un grain de sable ou un caillou pour bloquer un rouage qui est, par temps normaux, bien huilé ?
Qu’on ne réponde pas que «la grève est un droit à valeur constitutionnelle». «Bullshit !», rétorqueraient nos amis américains.
Dans un pays comme le nôtre, dans une Tunisie qui n’a plus aucune goutte de sang qui coule dans ses artères, ses veines et ses capillaires, parler de liberté de ne rien faire ou d’empêcher les autres de faire est tout simplement une belle connerie.
Ne me taxez pas de réac’. Ma bibliothèque, mes lectures et les quatre décennies que j’ai passées à enseigner… sont là pour vous démentir.
De tout cela, nous ne parlerons plus
Trêve de justification! Là, nous parlons d’un pays, de notre pays, qui ne marche plus, qui n’avance plus, qui recule, qui est bloqué de toute part, qui est cadenassé de tous les côtés, qui ne s’en sort plus, qui suffoque, qui ne s’étrangle, qui se tord de douleur, qui n’en peut plus de souffrir…
Vous en voulez encore plus de ce constat affligeant? Je vous le dis autrement : la Tunisie se meurt. Vite, creusons-lui sa tombe et que l’on en finisse une bonne fois pour toutes avec cette connerie du «plus beau pays au monde». Fermons boutique et crevons les yeux ouverts pour ne pas oublier ce que l’on laisse derrière nous. Un champ de ruines.
Déguerpissons et laissons faire le «peuple [qui] veut» et son vaillant Chevalier d’El-Mnihla. Laissons-les tricoter et détricoter tout ce qui leur passe sous leur main et comme ils veulent. Laissons-les mener leur consultation, organiser leur référendum et tenir leurs législatives anticipées, puisqu’il n’y a que cela qui les obsède…
Puisque remettre le pays au travail ne les intéresse pas, faisons donc notre deuil de ce qu’une municipalité fonctionne normalement, qu’une station de services serve de l’essence, qu’un bus quitte normalement son garage pour assurer ses navettes, qu’un boulanger livre ses fournées aux heures prévues, qu’un bureau de poste ou une recette des finances opère normalement, que les bouteilles de gaz domestique soient disponibles, que l’enseignant ne rate jamais son rendez-vous et qu’il respecte son emploi du temps, que l’extraction de pétrole et phosphate ne s’arrête pas… De tout cela, on ne parlera plus.
Ennahdha et ses dix ans à la direction des affaires du pays nous ont appris à laisser le travail de côté. Kaïs Saïed, sa foutue démocratie participative, son souverainisme à deux balles, ses «milliards de milliards» pillés par les voleurs, son Histoire, son Dieu et son peuple, n’ont rien fait de mieux.
Ne parlons pas des élites. Laissons-les tranquilles. Elles hibernent pour l’instant et c’est tant mieux ainsi, car, même lorsqu’elles étaient éveillées, elles marchaient sur la tête et ses rêves étaient une sacrée rigolade.
Ne cherchez pas l’erreur dans tout cela. Elle est en nous, en nous tous. Nous ne voulons plus travailler. Nous n’aimons pas la Tunisie.
Articles du même auteur dans Kapitalis :
Tunisie : Le bulldozer Saïed rase tout et ne construit rien
Tunisie : Et si les «missiles» de Kaïs Saïed n’étaient que des pétards mouillés ?
Tunisie-Politique : Ennahdha cherche la protection des Etats-Unis
Donnez votre avis