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Roman-feuilleton du Ramadan – «Aux origines de l’islam» : Une incroyable fin

La mort du Prophète Mohamed représentée par une ancienne miniature persane.

Chevelure épaisse, brillante, légèrement ondulée, descendant aux épaules, nouées en boucles, sa tête était sur le giron de sa femme préférée. De ses bras, Aïcha, la plus jeune de ses épouses, partageant sa vie depuis ses six ans, entourait tendrement celui qui était bien plus qu’un prophète: l’homme de sa destinée. C’est chez elle qu’il avait choisi de s’aliter durant sa maladie et, contre son cœur, il répondit à l’invitation de son Dieu le rappelant à lui.

Par Farhat Othman

Sur cette terre d’Orient si riche d’inspirations mystiques, où les vocations prophétiques, a-t-on pu dire, sont bien plus fréquentes à naître que l’eau de pluie des nuées au ciel, en un début d’après-midi triste d’été, le premier des Arabes venait de quitter les siens, préférant la compagnie d’Allah, seul et unique Seigneur, créateur et maître des mondes, dont il s’était présenté, prophète arabe, comme l’ultime messager.

Depuis quelques jours, autour de la demeure de la veuve de dix-huit ans, jouxtant la mosquée de la ville, la foule était agglutinée, anxieuse, n’osant croire à l’imminence de l’irréparable, voulant encore espérer. Et la rumeur vint de muer en une annonce funèbre dans le brouhaha d’une folle agitation secouant la mosquée de Médine, cette ville prospère dont l’illustre envoyé de Dieu fit sa résidence.

Ce lundi 8 juin 632, treizième jour de Rabii 1er, le troisième mois de ce qui allait bientôt devenir le calendrier musulman de l’hégire (dont on venait de commencer la onzième année), l’incroyable nouvelle fit l’effet d’un tremblement de terre. Mohamed est mort !

Non, le Messager ne saurait mourir. Non, il n’est pas mort !

Grand, brun, sur de larges épaules, le turban dénoué, quelques perles de sueur mouillant le sommet et l’avant de la tête à l’évidente calvitie et venant se perdre dans la broussaille d’une barbe touffue, un homme rougeaud, l’air sombre, le caractère revêche, s’époumonait à contrôler la foule, criant à tue-tête, niant l’évidence d’une fin incroyable.

Colère, incrédule, sa stature imposante dominant la foule frappée de stupeur, Omar, les traits encore plus sévères qu’à l’habitude, son inséparable badine à la main brandie, passant nerveusement de la droite à la gauche et vice-versa, vitupérait, tonnant, menaçant :

— D’aucuns prétendent que le Messager est décédé; par Dieu ! Il ne l’est point. Il s’est juste rendu auprès de son Seigneur, tel Moïse s’absentant quarante nuits. Il reviendra et alors, à tous ceux qui prétendent sa mort, mains et pieds il coupera.

Sa baguette, dans sa main, telle une lance miniature, la foulée rapide, le pas vigoureux, martelant lourdement la terre et remplissant les airs de sa voix de stentor, Omar était fidèle à lui-même. Il inspirait la peur quand il est en furie, terrorisant la foule comme quand il lui plaisait, prenant d’une main l’oreille d’un cheval puis de l’autre la seconde, d’enfourcher vivement la bête pour une cavalcade aussi inopinée qu’improvisée dans les rues animées de la ville, faisant déguerpir les gens sur sa voie et tressaillir les badauds attablés sur les bords de la route.

Il était l’un des plus proches intimes du disparu ; sa conversion à la nouvelle religion fut même appelée de ses vœux par ce dernier. Réputé pour sa vaillance et sa fougue, il possédait des talents multiples, en plus d’un vaste savoir, notamment des religions précédentes. Il avait aussi une maîtrise de l’art diplomatique que n’empêchait pas son caractère revêche, la magnifiant même, étant au service d’un sens aigu des choses justes.

Au même moment, le pas rapide, furtif, un autre fidèle compagnon de l’illustre défunt, traversa prestement la salle de prière de la mosquée. Teint blanc, joues poilues à peine, ce sexagénaire avait le port digne malgré un corps mince, sec, légèrement bossu, et la barbe fleurie aussi abondante que sa chevelure aux ondulations menues et serrées.

Abdallah, plus communément appelé — comme le veut la bienséance arabe — par son surnom d’Abou Bakr, le premier fidèle compagnon de Mohamed, était en visite dans sa famille résidant aux portes de la ville, quand il a été averti de l’issue fatale. Il n’avait osé quitter le prophète qu’à la faveur d’une rémission qu’on pensait durable de la maladie et il revenait précipitamment au chevet de son beau-fils, son aîné de deux ans.

Personne ne se doutait ni ne voulait croire mortelle sa pleurésie. On supputait juste une inflammation bénigne. On savait le prophète sportif, son thorax et ses poumons sains, lui qui, enfant, fut élevé au plein air des vastes terres bédouines, selon la plus pure tradition — ce qui lui valut santé et éloquence. Jeune et moins jeune, il eut la meilleure hygiène de vie en entretenant son corps par le meilleur des sports qu’étaient les nobles arts de l’équitation et des armes.

Des yeux inquiets, interrogateurs se retournaient vers Abou Bakr, questionnant, sollicitant une sagesse réputée de cette respectable figure du pays d’origine du prophète et connue avant l’islam pour ses dons divinatoires. Mais il ne daigna ni s’arrêter ni répondre, ne se retournant même pas vers l’ami houspillant la foule. Directement, il se dirigea, de sa foulée de velours, vers la demeure de sa fille Aïcha.

Il s’avança d’un pas lent, hiératique, vers le coin de la cabane. Un corps était étendu sur le lit recouvert d’un manteau rayé du Yémen. La main avança, tremblotante. Il en découvrit le visage. Dans sa barbe drue, soigneusement taillée, gardant son teint blanc rosé, celui qui ouvrit à la plus universelle des religions les cœurs des Arabes avait les longs cils des yeux définitivement fermés.

Longuement, il fixa du regard ce beau visage magnifié encore plus par la sérénité de la mort. Ses larmes coulèrent, abondantes. Il ne les retenait jamais. Que de pleurs n’a-t-il pas déjà versé depuis le début de la maladie de son meilleur grand ami ! Sa larme était encore plus facile et bien volontiers spontanée que celle, plus souvent affectée, dans tant d’yeux autour de lui lors des occasions tristes où l’attitude convenue est généralement de rigueur.

Au fond de la pièce, le malheur de la maisonnée se donnait libre cours. Toute son immense douleur était dans la voix assourdie de sa fille, jeune veuve éplorée, dominant les lamentations des familiers et des pleureuses. Il se pencha finalement sur le corps inerte et, une tendresse infinie dans le geste, il posa délicatement un baiser entre les yeux clos, murmurant quelque prière. Puis, lentement, il recouvrit celui qui fut plus qu’un ami, son frère, désormais sans vie.

L’âme du prophète n’était plus là, présente parmi les siens, mais son esprit demeurait et surtout son enseignement sublime. Il fallait en faire usage. Il suffisait d’y arrimer sa destinée, ne jamais l’oublier. Et, pour cela, l’on se devait d’être prêt à tout. Alors, d’un pas ferme, répondant à peine aux regards désolés de sa fille et des siens en appelant à sa sagesse, son secours, il ressortit, revenant à la mosquée. Son ami Omar y continuait à s’égosiller devant une foule de plus en plus houleuse. Ne voulant ou ne pouvant admettre l’évidence, il menaçait de mort quiconque prétendrait celle du défunt prophète.

— Doucement, là, là !

Il s’en était approché ; les yeux creux très humides, mouillant les pommettes saillantes dans un visage à la teinte jaunâtre ; il lui demanda de se taire. Emporté par sa fougue, Omar n’entendit même pas cette voix fluette, à peine perceptible, montant vers lui. Il était trop excité et ne pouvait même pas prêter une once d’attention à la moindre voix de raison. Aussi Abou Bakr finit-il par le délaisser et s’en écarta un peu. Les bras levés au ciel vers lequel pointèrent un nez aquilin et des yeux caves embués, il commença par invoquer Allah, le Dieu Un et Unique, Clément et Miséricordieux.

En toutes circonstances, y compris la plus triste, il savait garder son calme et respecter la tradition de glorifier, de louer le Seigneur. Et comme par enchantement, au son de cette voix douce, suintant la sagesse, sans jamais le moindre éclat, la foule s’agglutina rapidement autour de lui.

— Ô vous qui croyez ! lança-t-il, s’efforçant de parler haut, tout comme de contenir son émotion, si c’est Mohamed que vous adoriez, Mohamed est bien mort ; mais si c’est Allah que vous vénérez, Allah est vivant et ne meurt point.

Raide debout, la tête toujours tournée au ciel, l’ample manteau ouvert comme à l’habitude, il récita alors un extrait du Coran, le message si incomparablement éloquent du défunt prophète, son miracle majeur même, cette parole divine faite Livre, comme elle fut faite déjà humaine avec le tout précédent Envoyé de Dieu.

Ce sceau du troisième rang, tout le monde le connaissait bien ; en combien d’occasions ne l’a-t-on pas récité dans les prières, les psalmodies ! Pourtant, c’était comme si on l’entendait pour la première fois. Aussi, fiévreusement, la foule qui avait définitivement délaissé Omar se mit aussitôt à répéter ledit sceau rappelé à son souvenir volage.

Se retrouvant bien seul, Omar se sentit subitement comme paralysé. Une étrange frayeur, tout à fait inhabituelle pour quelqu’un de sa bravoure, se saisissait de lui. Et, dans un mouvement irrépressible quasi théâtral, il se laissa tomber par terre, réalisant tout d’un coup la terrible réalité. Le prophète que les Arabes venaient d’avoir était bien mort et il ne servait à rien de nier l’évidence ! C’était ainsi, peut-être, sa façon d’accepter enfin une fatalité que la force de son caractère autorisa à nier, osant du coup braver l’entendement, soutenir l’impensable.

Autour de lui, sur une multitude de lèvres éplorées, était scandé le sceau 144 de « La Lignée Amrâm », ce rang du Coran de Médine fort judicieusement rappelé par le premier et plus fidèle ami du disparu :

«Et Mohamed n’est qu’un prophète avant lui les prophètes sont passés vous vous en détourneriez-vous s’il vient à mourir ou s’il est tué. Or, il ne saurait nuire à Dieu qui s’en détourne et aux fidèles, Dieu récompense leurs actions de grâce».

Cela se passait à l’Est de Médine, l’ancienne Yathrib, ville faisant partie d’un chapelet de hameaux implantés dans un réseau d’oasis dans la plus fertile partie du Hejaz, sur une haute terre, au relief de collines, distante de centaines de kilomètres des côtes de la mer Rouge.

Tout autour, en dehors des Arabes convertis ou appelés à adhérer à la nouvelle foi, on affectait de ne rien remarquer d’anormal pour noter le phénomène. Tout au plus pouvait-on dire qu’il ne s’agissait que de l’extinction du seigneur de quelques tribus alliées en vue de dominer d’autres dans les sempiternelles guéguerres interarabes. Évoquerait-on la qualité éminente du disparu que d’aucuns, y compris parmi les croyants monothéistes de la région, Arabes Chrétiens mais surtout Hébreux, oublieux de la geste des prophètes d’Israël ou de la parole du Christ affirmant être venu apporter l’épée, répliqueraient par ignorance ou suffisance n’avoir jamais vu un prophète brandir l’épée comme ce fut le cas de ce dernier.

De fait, les adeptes de la nouvelle religion, autant par l’éloquence du prêche que par la terreur des armes brandies contre ceux qui refusaient par les leurs de se soumettre à la nouvelle Loi, allaient devoir amener à ces gens leur croyance comme le renouvellement de la foi monothéiste. Tout en supputant la mauvaise foi des récalcitrants parmi eux, ils assuraient que

le prophète Mohamed qui venait de disparaître, était bel et bien annoncé par les religions précédentes qu’il était venu parachever, étant à la fois le Messie et le paraclet des écritures.

D’où l’immensité d’une détresse qui ne devait pas être la leur exclusivement ; détresse d’autant plus incroyable que le destin d’un grand rêve, d’une promesse grandiose pour les hommes, semblait brisé non par une mort violente en ces contrées où la violence sublime tous les actes, surtout quand elle se pare des atours des nobles causes, mais par une simple maladie, une indigne inflammation dans la cage thoracique de la membrane enveloppant les poumons.

Comme pour contrecarrer cette vision un peu banale d’une condition prophétique paraissant par trop humaine, d’aucuns supputèrent l’effet tardif d’une tentative juive d’empoisonnement, tandis que d’autres, abondant en sens contraire, controuvèrent un complot, faisant du poison le résultat d’un conflit conjugal ou politique, comme nécessaire prolongement de faits graves ayant émaillé quelque temps avant le foyer du disparu et sa dernière expédition militaire.

Or, le prophète arabe n’avait-il pas assez répété n’être qu’un simple humain choisi par Dieu pour transmettre un message ? Son miracle n’était-il pas présenté non point comme un assemblage de faits surnaturels ou extraordinaires de nature à étonner, mais bien plus sûrement et rationnellement en la transmission de ce message divin inimitable, dont l’éloquence, dans sa lettre et dans son esprit, étonne moins en s’adressant aux sens humains — ce que l’être humain possède de plus imperfectible — qu’elle n’interpelle la raison et l’entendement, ce qui distingue justement l’homme de l’animal, faisant toute sa noblesse ?

Car son message fut tout d’abord un pari sur l’homme arabe, son intelligence à dépasser une condition pitoyable et son ambition à triompher de l’impossible. Ce fut aussi une revanche contre l’injustice des hommes et de l’histoire aux yeux exclusivement tournés vers des cousins ayant érigé en une spécificité particulariste un héritage ancestral commun issu de cette péninsule qui était leur contrée à tous avant que ne se séparent les routes et la destinée des uns et des autres. Aussi fut-ce au nom d’une réappropriation de cette part d’héritage ainsi que de leur droit à entrer aussi dans l’histoire que vint la nouvelle religion, une foi se voulant rationaliste et universelle.

À suivre…

«Aux origines de l’islam : Succession du prophète, Ombres et lumières», de Farhat Othman, éd. Afrique Orient – Maroc, 2014.

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