En son âme et conscience, malgré ses réticences à assumer le lourd fardeau de l’illustre et incomparable élu de Dieu, Abou Bakr avait quand même la conscience tranquille. Il avait beau se torturer de questions sur sa légitimité à se placer là où on le mit eu égard, notamment, à la manière dont les choses s’étaient déroulées, les conditions et les circonstances qui les avaient entourées, il ne pouvait, honnêtement et objectivement, y trouver rien à redire. En plus des voix nombreuses obtenues déjà des habitants de Médine, cette légitimité était bien attestée par sa désignation par le prophète, avant sa mort, pour présider la prière à sa place.
Par Farhat Othman
Même en cet ultime jour précédant le décès [du prophète Mohamed], quand il sembla retrouver ses forces et apparut dans la mosquée en pleine prière, il le laissa finir de la diriger en sa présence.
Par le menu, Abou Bakr se souvenait de ces instants si éloignés déjà et de plus en plus fugaces, les derniers où il vit l’être devenu le plus cher à son cœur respirer de cette force, cette noblesse de vivre que toute sa personne dégageait. Malgré ce front ceint de serre-tête, il resplendissait de vie ; certes, il fit la prière assis à côté de lui, après l’avoir repoussé au-devant des rangs alors qu’il s’était empressé de reculer pour lui céder la place, mais il ne semblait nullement vivre ses derniers instants en cette journée terrible.
Telle confirmation, pour présider l’acte majeur de la communauté que représentait la prière, était spectaculaire et venait consolider la pratique des jours précédents depuis la maladie du prophète qui demanda expressément que l’on fît appel à Abou Bakr pour l’y remplacer. Et ainsi l’interpréta la plupart des personnes en vue de son entourage, au demeurant :
— Le prophète — bénédiction et salut d’Allah sur lui — n’est pas mort subitement. Chaque jour de sa maladie, lorsque Bilal venait faire auprès de lui l’appel à la prière, il a demandé à Abou Bakr de la conduire. Il me voyait bien à ses côtés, mais ne m’en a pas chargé. Aussi, à la mort du prophète – que Dieu le bénisse et le salue – les musulmans ayant accepté pour les diriger dans les événements de la vie celui que le prophète — bénédiction et salut d’Allah sur lui — choisit pour les diriger dans leur religion, je fis de même.
Ali, lui-même, admettait donc qu’un tel comportement pouvait se résoudre en une désignation à succéder. Ce fut son analyse quand il finit par se rallier au choix d’Abou Bakr. D’aucuns, plus tard, en firent peu de cas ou même la contestèrent, osant en nier la véracité ; mais c’était mal comprendre la personnalité de l’homme et le sens des valeurs qui la marquait.
Certes, malgré ce fin constat et le rappel de faits confirmés par Bilal, le muezzin noir du prophète, le ralliement d’Ali ne fut ni évident ni ne vint de sitôt. Or cela ne relevait que de la riche complexité de la personne, intraitable sur les principes, tout en ayant également dans le sang, en parfait guerrier, le sens de la manœuvre et le souffle long du stratège que rien ne décourage, sauf justement la mise en péril des principes cardinaux auxquels il croit et qui guident impérativement son action.
De fait, aussitôt officialisée l’approbation d’Abou Bakr à la mosquée, un groupe s’était formé, récalcitrant à voir succéder à l’illustre disparu un représentant d’une composante minoritaire de la tribu — eût-il eu les qualités et les mérites les plus incontestables, unanimement reconnus.
Indubitablement, il avait pour figure de proue le cousin et gendre du prophète en sa qualité de l’un des deux plus éminents représentants du clan de la prophétie, la famille Hachem, avec son oncle AlAbbès, également à ses côtés. De leur bord, il y avait, en outre, quelques autres figures importantes de la nouvelle religion, des noms qui comptaient.
Ainsi, était de la contestation un autre cousin, fils de la tante maternelle de Mohamed : Zoubeyr Ibn Al Awwam, qu’on appelait volontiers par le surnom d’apôtre et disciple du prophète, que ce dernier lui avait choisi. Ce grand homme brun et mince, à la barbe clairsemée, cadet de cinq ans d’Ali, possédait sa bravoure et sa flamme ; comme lui, il avait dévoué sa jeunesse à la cause de l’islam dès la sortie de l’enfance, et on le présentait volontiers, pour l’anecdote, comme celui qui fut le premier en date à avoir brandi son épée pour la cause de Mohamed.
On y trouvait également son frère dans l’émigration (le prophète ayant demandé aux Émigrants, à leur arrivée à Médine, de se choisir chacun un frère) : l’Émigrant Talha Ibn ObeïdAllah, un homme de taille moyenne dont la particulière fierté au-delà de ses traits réguliers, son intelligence et son statut social, était qu’on lui trouvât avoir une chevelure comparable à celle du prophète. Richissime homme d’affaires, aussi riche que Zoubeyr dont il avait l’âge, il était surtout réputé par ses largesses, ce qui lui valait de nombreux clients et partisans ; ne disait-on pas ainsi que la fameuse tribu des Tamime était tout acquise à lui ?
De leurs rangs relevait aussi le Renfort Saad Ibn Obada, le chef des Khazraj. Issu d’une dynastie qui aimait le pouvoir et affectionnait d’en user à bon escient, celui qu’on avait surnommé avant la Révélation : le Parfait, pour sa maîtrise des arts majeurs de l’écriture, de la natation et de la guerre, ne portait pas trop dans son cœur ces étrangers à sa ville qu’étaient les Émigrants trop frustes à son goût si raffiné; c’est à peine s’il ne les appelait pas «les Tuniques» comme le faisait, avec mépris, ceux qu’on appelait «les Hypocrites» pour cause d’une foi tiède ou ambiguë ! On assurait que malgré sa foi nouvelle axée sur l’égalité de tous, il se voyait toujours le noble prince qu’il était ; du haut du fortin familial, depuis la nuit des temps, s’est toujours fait entendre l’appel à y venir pour tout un chacun, affamé, routard ou pauvre hère, désireux de manger à satiété, assuré d’y trouver viande et graisse en abondance.
Raffiné, il l’était de naissance et combien même il l’aurait voulu et bien qu’il s’était constamment fait violence pour s’y faire, il n’arriva jamais à supporter durablement ces pauvres convertis, fiers de puer comme des moutons dans leurs grossiers habits de laine, leur mauvaise odeur étant, à leurs yeux, un titre de fierté, le signe qui ne trompe pas de leur désintérêt pour les choses de la vie et, concomitamment, de la pureté de leur foi. Plus que tout, il rendait au vrai chef de cette communauté : Omar — même s’il ne l’était pas en titre — la même répulsion qu’il avait pour ce qu’il était et ce qu’il représentait. Saad, en effet, ne pouvait s’empêcher de voir en cet homme, propulsé au-devant de la destinée des Arabes musulmans, que l’ancien berger aux mœurs grossières, de ceux qui n’hésitèrent pas à enterrer vivants leurs nouveau-nés de sexe féminin. Et il s’irritait au plus haut degré de la prétention qu’il lui prêtait, nourrie de références bibliques — dont Omar était parmi les rares connaisseurs dans sa tribu —, d’être pour la nouvelle communauté des croyants le pendant du prophète David venu d’auprès son troupeau d’ovins pour être le berger du nouveau troupeau élu de Dieu.
Imbus d’eux-mêmes, de leurs qualités incontestables que personne ne pouvait leur contester ni n’imaginait essayer de le faire, forts de leurs réserves sur la manière dont les choses s’étaient déroulées en un moment délicat et fort exceptionnel, ces récalcitrants manifestèrent leur désaccord avec le choix d’Abou Bakr refusant d’y voir une fatalité; mais ils le firent avec circonspection et quelque retenue. Il ne pouvait en aller autrement, le deuil étant encore par trop vivace, commandant un minimum de dignité.
Pour manifester leur désapprobation, traduisant en silence leur défiance à l’égard du successeur du prophète, la famille Hachem et ses alliés gardèrent leurs demeures ou se réunirent chez l’époux de la fille du prophète Fatima, se distinguant de la quasi-totalité des habitants de la ville, se sentant en devoir de célébrer les cinq prières en public, dans la mosquée.
Seul le chef Ansar manifesta son opposition plus bruyamment. Il quitta la ville, ostensiblement en désaccord avec les siens, et partit en Syrie où il avait des biens comme nombre des gens en vue de Médine. Son poids personnel et sa qualité de dirigeant de l’une des deux importantes familles des Renforts maximisaient sa réelle capacité de nuisance exacerbée par l’étalage public de son désaccord, contrairement aux autres opposants, gardant encore l’apparence d’une dissidence plus discrète et par conséquent toujours susceptible d’être retournée, jugulée ou muselée.
Si le successeur du prophète, fidèle à lui-même, gardait son calme et semblait ne pas trop se soucier de voir ces récalcitrants venir à lui pour faire allégeance, Omar redoutait grandement la situation. Homme d’action, fervent défenseur d’un islam encore fragile, il s’est toujours enflammé pour sa cause. Déjà, aux temps où ses disciples étaient encore persécutés et n’osaient se montrer au grand jour, le prophète appelait de ses vœux que sa religion fût renforcée et soutenue par la conversion de l’un des deux hommes connus à La Mecque par leur vaillance ; et il était l’un des deux, justement ! Homme de culture, lisant couramment la Bible, il apporta son aura à la religion qu’il embrassa, aussitôt converti, veillant personnellement que ses nouveaux coreligionnaires pussent assumer librement leur foi au vu et au su de tous. N’a-t-on pas dit de lui qu’il était à l’islam ce que fut Paul au christianisme, religion de nombreux Arabes de la péninsule avant l’avènement de la foi de Mohamed, cet apôtre persécuteur de la foi du Christ avant d’en devenir le plus ardent supporter, au point de la refonder ?
Se sentant depuis toujours comme le bras armé de la vérité, se voyant en quelque sorte garant du vicariat d’Abou Bakr, il n’entendait pas laisser de liberté d’initiative ni de maîtrise de leurs mouvements aux contestataires tant qu’ils n’auraient pas adhéré au choix de la majorité, celui de la raison à ses yeux, s’imposant à tous. Autrement, il pouvait en aller de l’unité de la communauté et de l’avenir même de sa religion affaiblie par la perte de son fondateur.
Car la foi nouvelle restait menacée; la péninsule arabique était loin d’y avoir adhéré et nombre d’Arabes juifs et chrétiens demeuraient attachés à leurs croyances et, pis encore, cherchaient à dissuader les convertis de quitter la foi des ancêtres. Par ailleurs, ceux des Arabes qui n’étaient pas contre le fait d’adhérer à la nouvelle religion, l’estimant volontiers être une distinction divine, demeuraient rivés à leur ancestral attachement à leur liberté, une liberté totale, sans freins ni limites, étant synonyme de dignité bien plus que de souveraineté.
En légaliste dans l’âme, Omar admettait volontiers avoir imposé son ami à une communauté plutôt réticente et que sa personne imposante et ses colères homériques forçant le respect y étaient pour beaucoup. Mais, honnêtement, il soutenait que c’était ce qu’il y avait à faire de mieux, qui plus est dans l’urgence d’une situation périlleuse. De ce choix politique du chef, il s’attendait à une réaction tout aussi politique de rejet qu’il pensait devoir contrer par une attitude inflexible d’unité, pour la mater le cas échéant.
Ce Compagnon, il l’estimait être le meilleur choix pour la communauté musulmane et pour sa nouvelle religion au plus délicat moment de son existence ; aussi, pour l’intérêt général, il se sentait une responsabilité particulière de fortifier son pouvoir et d’assurer sa pérennité par devers tout et contre tous, car la fin noble pouvait justifier certains moyens commandés par les circonstances ou imposés pour des comportements singuliers, impossible à contenir.
Racontant, plus tard, les circonstances de la désignation d’Abou Bakr, Omar reconnut que cela se fit dans la violence et le désordre ; mais la gravité de la situation justifiait les moyens utilisés. Renchérissant sur ce rôle particulier joué auprès de lui par Omar, Abou Bakr assura plus tard aussi, en réponse à quelqu’un qui se demandait qui des deux était le calife, ayant obtenu auprès de ce dernier une concession territoriale refusée par la suite par Omar qui se retint de la confirmer : «C’est lui, mais il l’avait refusé !»
On assura qu’en vue d’obtenir d’Ibn Obada la reconnaissance du nouveau calife, Omar chargea l’un de ses hommes de confiance d’aller le trouver, insistant pour qu’il ne ménageât pas sa peine pour arriver à ses fins, lui recommandant même, en cas de refus de l’intéressé, de solliciter Dieu contre lui. L’émissaire serait allé rencontrer à Hourane, en Syrie, le récalcitrant qui s’y était retiré pour retrouver la santé tout en y ruminant ses ambitions déçues. Il aurait voulu gérer la destinée de tous les Arabes musulmans, certes, mais surtout, de son point de vue, son intime conviction, lui éviter les plus funestes lendemains.
Il aurait continué d’opposer un refus net au choix de la majorité ; en vain insisterait l’envoyé d’Omar, usant même de menaces. Dans la communauté agitée par le drame, inquiète de ce que pouvait cacher l’avenir paraissant si sombre, bruirent alors les rumeurs d’une conversation tendue entre l’ancien chef Ansar et l’émissaire d’Omar :
— Je ne reconnaîtrai jamais un Qoraïchite !
— Je te tuerai, sinon !
— Je le refuse même au prix de ma vie.
— Quitterais-tu l’accord qui a soudé la communauté ?
— De la reconnaissance, oui, je me tiens bien en dehors !
Abou Thabet était de la trempe des seigneurs ; il l’avait démontré en apportant son soutien décisif à Mohamed, en bataillant à ses côtés aux pires moments ; il ne mettrait pas en berne ses convictions quitte à ne faire que songer à ses rêves perdus de pouvoir être un utile recours. La menace ne saurait servir avec des hommes comme lui ; mais la rumeur pouvait y suppléer parfois.
Quelques jours plus tard, on retrouva le corps inanimé de Saad dans un hammam, sans vie depuis quelques jours. D’aucuns précisèrent même qu’il était transpercé d’une flèche. Et il se raconta aussi que, dans les ruelles populaires de la ville, le soir venu, des voix de djinns se faisaient entendre, déclamant quelques vers éplorés :
Et nous tuâmes le chef des Khazraj, Saad Ibn Obada ;
Deux flèches décochées et, son coeur, point on ne rata.
Était-il vraiment mort à ce moment-là ? Fut-il tué ? Certains assurèrent le contraire. On le revit, d’après eux, plus tard, chez lui à Médine, aussi ombrageux qu’avant à l’égard du pouvoir, mais moins ostentatoire dans le désaccord. Et, soutinrent-ils, il finit même par supporter Abou Bakr, sans pouvoir ou vouloir en faire de même pour Omar, toutefois.
À suivre…
«Aux origines de l’islam : Succession du prophète, Ombres et lumières», Farhat Othman, éd. Afrique Orient, Casablanca, Maroc, 2015.
Précédents épisodes de la série:
Roman-feuilleton du Ramadan : «Aux origines de l’islam» : Coup de force au préau (2-2)
Roman-feuilleton du Ramadan – «Aux origines de l’islam» : Coup de force au préau (1/2)
Roman-feuilleton du Ramadan – «Aux origines de l’islam» : Une incroyable fin
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