Il y a une sorte de parodie pathétique du pouvoir dans cette confrontation dont la Tunisie est le théâtre depuis le 25 juillet dernier entre un président élu, Kaïs Saïed, décidé à neutraliser un parlement, présidé par Rached Ghannouchi, que beaucoup estiment inutile, sinon nocif, et la volonté de celui-ci, également élu, de lui contester les pouvoirs qu’il s’est arrogés.
Par Dr Mounir Hanablia
Dans l’imaginaire anglo-saxon, et américain, cela renvoie immédiatement au conflit qu’on a qualifié de Révolution anglaise qui déchira l’Angleterre au XVIIe siècle et opposa le Roi Charles Ier à un parlement dominé par les Puritains. Il demeure considéré comme le type même du combat entre l’absolutisme et la liberté. Cela situe déjà le cadre et les enjeux de l’affrontement entre le législatif et l’exécutif, dont notre pays est devenu le théâtre.
Il y a quelques jours, avant l’exacerbation de la crise politique, la note souveraine de notre pays a été dégradée par l’une des agences internationales de notation. Puis la sous-secrétaire d’Etat américaine aux Affaires étrangères chargée des Droits de l’homme a débarqué à Tunis, apparemment pour une mission d’information, ce qui situe déjà le champ d’intérêt du Département d’Etat américain par rapport à notre pays.
En arrière-fond se profilent des discussions laborieuses avec le Fond monétaire internationa (FMI), une situation économique difficile, des pénuries alimentaires sans précédent, la Guerre en Ukraine avec des perturbations dans le ravitaillement du marché agricole international, et la probabilité raisonnable de voir l’Etat tunisien dans l’incapacité d’honorer ses dettes.
A l’origine de l’affrontement Saïed-Ghannouchi
C’est le mouvement islamiste Ennahdha, présidant aux destinées de la Tunisie depuis 2012 ainsi que ses associés regroupés dans le Nidaa ou ses sous-produits, qui assument en premier lieu la responsabilité morale et politique de la situation actuelle. En dix années de pouvoir, dont quatre consacrées à la rédaction d’une Constitution qui aurait pu être bouclée en un semestre, ils ne peuvent se prévaloir d’aucun projet digne de ce nom dont le peuple tunisien aurait pu tirer profit. Ils ont activement contribué à instaurer un environnement intolérant qui voit des jeunes pénalement condamnés pour des propos ou des écrits jugés blasphématoires, ou bien pour faire le choix d’une vie privée qu’une vision rétrograde de la société réprouve.
Faut-il s’étonner si, durant la même époque, les attentats terroristes se sont multipliés et si les prévenus dans des affaires de terrorisme étaient régulièrement relâchés alors que les commanditaires des «excursions» ayant conduit des milliers de jeunes en Syrie pour s’enrôler dans les rangs de Daech demeurent jusqu’à ce jour impunis? Des propos à l’instar de ceux tenus publiquement dans l’enceinte du parlement, profondément offensants contre les femmes sans susciter aucune sanction, et les agressions physiques contre la députée Abir Moussi, dévoilent à quelles fins le parlement était instrumentalisé, alors que les prérogatives du président de la république commençaient à être ouvertement bafouées par les relations particulières entretenues sans son accord avec des pays étrangers suspectés de soutenir le terrorisme, et que les chefs de gouvernement choisis par ses soins étaient soit obligés de démissionner, soit débauchés et retournés pour être utilisés contre lui.
L’affrontement a débuté ainsi, et le refus présidentiel de faire prêter serment aux ministres sur la nomination desquels il n’était pas d’accord ne fut qu’un usage de prérogatives présidentielles supposées sur ce point précis être formelles, alors que dans les faits, elles se sont révélées être substantielles.
Le jour où les militaires ont pris en otage les parlementaires espagnols réunis en séance plénière dans l’enceinte du parlement, c’est le Roi d’Espagne, par la grâce de Dieu, en personne, qui leur a ordonné de se rendre, alors que selon la Constitution, il est supposé ne pas intervenir dans les affaires de l’Etat dirigé par un gouvernement démocratiquement élu.
Le peuple pense que ce parlement-là devait disparaître
Il est toujours difficile de prendre position, entre deux institutions de l’Etat, particulièrement quand toutes les deux sont issues du suffrage universel et se prévalent de la volonté populaire. Que le chef de l’Etat ait ou non violé la Constitution quand il a gelé le parlement et renvoyé le gouvernement qui s’en était fait l’instrument, les avis sur la question demeureront pendant longtemps partagés, probablement en fonction des sensibilités politiques.
L’important est que l’écrasante majorité du peuple pense que ce parlement-là devait disparaître, tout simplement parce que, pour ne rien faire sauf palabrer tout en se situant au-dessus des lois du pays, il était sous la coupe des islamistes, ceux à qui la piété populaire n’a pas pardonné l’usage mensonger de la religion à des fins purement égoïstes. Et la majorité parlementaire était constituée par un parti que la vox populi qualifie d’hypocrites, un autre de voyous bénis soupçonnés d’accointances avec le terrorisme, et un troisième d’affairistes surgis dans la politique après avoir gagné la sympathie du public en utilisant une chaîne de télévision privée pour prétendre faire de l’action humanitaire et qui, pour avoir été élus afin de défendre le caractère civil de l’Etat, ont installé à la tête du parlement le symbole même de l’inquisition, le président du parti Ennahdha en l’occurrence.
C’est cette majorité-là alliée à quelques égarés, qui a réuni, la semaine dernière, le quorum nécessaire pour la tenue d’une assemblée générale parlementaire virtuelle par le biais de l’internet, au nom de la sauvegarde du «pays menacé par la famine» (sic), et a proclamé la caducité de tous les décrets pris par le chef de l’Etat à partir d’une certaine date, celle du 25 juillet 2021. Et pour faire bonne mesure, la séance interdite par l’autorité a été transmise en direct par la chaîne qatari Al-Jazeera.
En d’autres termes, les députés réunis ont proclamé le retour à un ordre «normal», celui garanti par le président du parlement assurant leur «protection» avec en contrepartie leur soumission à ses choix politiques, avec la collaboration d’un gouvernement et d’une justice aux ordres, en vertu d’une Constitution taillée sur mesure. Dans ce parlement-là, l’esprit corporatiste s’avère ainsi une fois encore plus puissant que les différences idéologiques, ou bien la raison d’Etat.
En politique, le rapport de forces dicte sa loi
D’aucuns ont prétendu que rien, aucune loi, ne justifiait les poursuites judiciaires engagées contre les députés après la réunion. C’est encore affaire d’interprétation et les spécialistes en droit constitutionnel ou pénal gloseront sans doute pendant longtemps sur leur légalité. En revanche, sur un plan politique, il s’agit d’une déclaration de guerre; cette assemblée générale n’a signifié rien de moins qu’un appel à la désobéissance, autrement dit à la déchéance du chef de l’Etat. De fait, toute opposition future à la politique présidentielle, pacifique ou violente, paisible ou armée, dans ou hors le cadre de l’Etat, pourra désormais s’y référer. Et pour faire bonne mesure, le président du parlement en a refusé la dissolution, ordonnée après la réunion.
Quand deux autorités légitimes s’affrontent, c’est le rapport de forces qui dicte sa loi. En Russie, le président Boris Eltsine avait, en 1993, fait bombarder le parlement par les chars pour en évacuer les parlementaires qui contestaient son pouvoir, sans susciter aucune réaction internationale.
En Pologne , au XVIIe siècle, la diète qui avait le pouvoir d’élire les Rois avait contribué d’une manière décisive à l’affaiblissement du pays, en en contestant le pouvoir et en se faisant l’instrument de puissances étrangères hostiles, autrichienne, russe, suédoise, et turque.
En Ecosse au XVIIIe siècle, le parlement, symbole de la pérennisation de l’Etat, avait accepté de s’auto-dissoudre parce que quelques parlementaires avaient tâté de l’or anglais, selon la rumeur.
Aux Etats-Unis, en 1832, le président Andrew Jackson avait envoyé l’armée en Caroline du Sud dont le Convention refusait de lever une taxe fédérale, ce qu’on a appelé le «tarif of abomination», et considérait les lois fédérales comme susceptibles d’être abrogées par celles votées par les parlements des Etats (nullification); c’est d’ailleurs la Caroline du Sud qui fut le premier Etat à faire sécession. Et en 1863, Abraham Lincoln refusa de ratifier le Wade Davies Act voté par le Congrès qui plaçait le Sud sous un régime d’occupation sévère.
La démocratie tunisienne dévoyée par le parti Ennahdha
Dans le cas de la Tunisie, l’échec de l’expérience démocratique était prévisible à cause non pas de la présence à la tête de l’Etat d’un président autoritaire, mais plutôt de celle du parti islamiste Ennahdha incrusté comme le ver dans le fruit, fondamentalement opposé à toute évolution moderniste de la société, et qui n’a jamais cessé d’user de son influence pour affaiblir l’autorité de l’Etat, en particulier grâce à une Constitution taillée sur mesure, à la rédaction de laquelle il a joué un rôle primordial.
Le paradoxe est que ce parti politique fondamentalement moyenâgeux, en usant de ce qu’il réussit à faire le mieux, la propagande et l’agitation, s’érige en défenseur des libertés démocratiques à la pointe du combat contre un supposé absolutisme, avec le soutien de quelques modernistes ambitieux et de milieux d’affaires libertariens toujours à la recherche d’un affaiblissement de l’Etat bénéfique à leurs intérêts, et l’approbation d’une opinion publique internationale prompte à condamner toute manifestation d’indépendance.
Il se trouve que le moment soit bien ou mal choisi. Depuis la guerre en Ukraine, une véritable paranoïa s’est installée, relativement à ce qui, de près ou de loin, peut rappeler un exercice autoritaire du pouvoir. Par un étrange concours des circonstances, les émirs du Golfe ne la suscitent pas. La conséquence en est que le gouvernement tunisien ne se trouve pas dans les meilleures conditions pour convaincre face aux créanciers du FMI. Mais ce n’est certes pas la première fois que des décisions prises par des parlementaires ont des retombées négatives sur le pays. Et accuser quiconque de dérives dictatoriales ne saurait avoir trop de sens du moment que des élections législatives soient prévues pour décembre 2022.
On a évoqué un piège dans lequel le président serait tombé en inculpant ces députés de félonie passible de la peine de mort. En fait, si la justice ne collabore pas avec l’autorité comme cela est prévisible et relaxe les inculpés, elle témoignera de son indépendance, et on cessera peut-être alors de qualifier le président de dictateur, ce dont il ne pourra que tirer bénéfice.
La démocratie parlementaire, un remède pire que le mal
Cependant un retour au pouvoir des formations responsables de la crise n’est à tout le moins pas acceptable. Cela dit, la démocratie parlementaire d’inspiration britannique que depuis dix ans on s’acharne à nous imposer en vertu de normes de gouvernement et de gouvernance dont dépend notre crédibilité à l’emprunt sur les marchés internationaux, s’est avérée être un remède pire que le mal, les élections se révélant pendant 10 ans susceptibles de conduire et de reconduire au pouvoir l’antithèse de la démocratie, des formations politiques qui relèvent plus de l’Inquisition que des Lumières, et qui ont laissé la situation économique se dégrader dans l’indifférence la plus totale. La pénurie actuelle qui n’en est en grande partie que la conséquence est néanmoins devenue le cheval de bataille de toutes les oppositions, réunies autour du thème éminemment politique de la famine imminente, censée être liée aux choix du président, élu en novembre 2019 mais réellement en charge du destin du pays depuis seulement 7 mois.
Ce ne serait pas par la désintégration de l’Etat et la division du pays qu’on pourrait la prévenir de la meilleure des manières. La politique du président en dérange quelques-uns, inquiets par le discours populiste et menacés par l’action entreprise contre les réseaux de distribution qui en spéculant sur les produits alimentaires aggravent la pénurie. Le fait notable est que dans leurs critiques, tous les partis d’opposition contre la présidence, y compris ceux qu’oppose apparemment un antagonisme irréductible lié à des visions opposées de la société et de l’Etat, ont adopté un argumentaire identique. Ceux qui s’opposent à l’après Janvier 2011 et qui ont exigé la dissolution du parlement, se situent maintenant fort opportunément et en toute objectivité dans la même tranchée que leurs adversaires supposés de la majorité parlementaire sortante, et réclament désormais comme eux le respect de la Constitution dont pendant des années ils n’ont cessé de contester la légitimité, ainsi que l’arrêt de l’exercice du pouvoir par ordonnances présidentielles.
Et si on accordait le bénéfice du doute au chef de l’Etat ?
Il y a peu, on accusait le président de n’être qu’en apparence l’adversaire d’un parti politique particulier, contre qui on réclamait des mesures concrètes. Après la dissolution du parlement, on appelle maintenant à l’invasion du palais de Carthage. Le cynisme du discours témoigne d’ambitions politiques exacerbées, et il est du devoir de tout président de la république, de surcroît quand il est élu, de s’y opposer avec fermeté pour faire respecter l’autorité de l’Etat.
Si le président a imposé un calendrier conduisant à des réformes constitutionnelles et à des élections parlementaires, le mieux pour le pays est encore d’y souscrire et de lui accorder le bénéfice du doute; plutôt que de s’attacher par opportunisme à la lettre d’une Constitution qui n’a jamais été respectée par ceux qui l’ont rédigée que partiellement et dans la mesure où elle servait leurs intérêts partisans. Et Bourguiba, qu’on soit pour ou contre lui, tout comme le Coran, n’appartient en dernier recours qu’au peuple.
* Médecin de libre pratique.
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