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Roman-feuilleton du Ramadan : «Aux origines de l’islam» : Luttes d’influence et guerre de religion (2/5)

Hayhala Ibn Kaab était le nom de ce prophète concurrent, mais on l’appelait plus communément Al Aswad Al Ansi. Devin noiraud, il avait embrassé l’islam avec sa tribu yéménite, puis apostasia et réussit à rallier à lui le clan Methhaj qu’il impressionna avec ses forts imposants tours de passe-passe.

Par Farhat Othman

Constituant autour de lui une forte armée, il chassa de son pays les représentants du prophète, marcha sur Sanaa et Najrane et les enleva, étendant son pouvoir sur tout le Yémen, poussant bien au-delà, contrôlant Bahreïn et arriva jusqu’à la ville fortifiée de Taèf, au cœur de l’Arabie. Or, la région de Taèf était considérée comme le verger de La Mecque, ses riches familles y possédant d’opulentes propriétés où elles venaient séjourner l’été, fuyant les rigueurs de la canicule mecquoise.

La seconde manifestation eut pour cadre Yémama, province du Najd, une oasis de palmiers au centre de la péninsule, dans la grande tribu de la région, les Hanifa. Déjà, la femme du mage de Yémama, Sajèh, une femme instruite, poétesse et fort noble, semblait avoir la prétention à faire de l’art de son époux bien plus qu’une simple pratique traditionnelle au service de la seule tribu. Mais elle quitta la région, partant au nord du Tigre et de l’Euphrate consolider son savoir, notamment religieux, chez ses parents de la tribu chrétienne de Taghlib. Et la place se fit libre pour l’apparition, en ce Najd, du premier prophète des Assad en la personne de Toulayha Al Assadi.

Il s’était pourtant converti à l’islam l’année précédente avec l’ensemble de sa tribu lors de la venue de sa délégation à Médine faire allégeance à Mohamed. Mais cet homme très courageux, considéré comme valant à lui seul mille chevaliers, eut des rêves de grandeur et se vit un destin semblable à celui du prophète de Médine. Aussi, dès son retour chez lui, il apostasia et se mit à réciter de la prose rimée, parodiant le livre sacré de Mohamed. Pour s’attirer les faveurs de ses compatriotes, il abolit la prosternation dans la prière que nombre d’entre eux, imbus de la fierté ancestrale, trouvaient humiliante. Alliée à la chance qui le fit échapper au coup d’épée que lui porta l’homme envoyé par Mohamed pour le tuer, son éloquence fit croire à son invincibilité et augmenta vite le nombre de ses partisans. Ceux-ci, à la mort de Mohamed, se recrutèrent non seulement dans sa propre tribu des Assad, mais aussi dans celles de ses grandes alliées Ghatafan et Tayy. Il prétendit alors que, comme pour Mohamed, il avait des rencontres avec l’ange Gabriel et que celui-ci lui ordonna de prendre Médine qui venait de perdre son prophète. Et on vit les étendards rouges de ses troupes marcher sur l’ancienne Yathrib.

Dans le même temps, dans cette même contrée centrale du Najd, à Yémama précisément, vint un petit homme au teint pâle, au nez camus et dont la capacité de nuisance fut telle qu’on essaya de l’exorciser par l’altération de son prénom, en l’appelant par un diminutif, pour le dénigrer, et lui accolant de plus le qualificatif de Menteur.

On assura que tout comme son voisin, Mouslima ou Moussaylima apostasia et se proclama prophète au retour d’une délégation à Médine au cours de laquelle il fit allégeance. Il obtint, en même temps que sa tribu, sa part de butin distribué par le prophète Mohamed aussi bien en respect des us et des coutumes qu’en vue de s’assurer l’adhésion à sa religion de tribus que le dénuement rendait volages, prêtes même à vendre l’âme pour leur survie. Mais ce prétendant-là à la prophétie était connu depuis longtemps, bien avant la révélation de l’islam, pour se faire déjà appeler le Miséricordieux de Yémama.

Imitant aussi le Coran avec des phrases rimées, dispensant carrément ses adeptes de la prière et leur autorisant le vin et les relations hors mariage, il rallia aussi pas mal de monde à sa prétention à partager la prophétie avec Mohamed.

Dans les tribus arabes encore païennes ou fraîchement converties, la vocation prophétique allait ainsi bon train et les prétendants à une mission se voulant pareille à celle de Mohamed prospérèrent, comme Toulayha de Ghatafan ou Lakit Ibn Malik, l’homme au diadème, et la déjà nommée Sajeh, la prophétesse des Tamime qui fut loin d’être la seule femme à figurer en ce domaine, bien que la plus connue.

Sajèh revint, en effet, sur ses terres versées dans le christianisme, en ayant tiré la prétention à gouverner sa tribu et à la mener à des razzias victorieuses. Elle réussit à rallier à sa cause les personnes en vue de sa propre tribu dont même d’éminentes figures de l’islam. On y comptait ainsi le chargé des aumônes pour le compte de Mohamed, un dignitaire appelé le Seigneur au turban jaune. Un autre chargé des aumônes en était également, diplomate, connu pour son brio oratoire qui lui valut d’être un des tribuns de Mohamed. On y trouvait aussi le fils de l’Édenté, l’un des maîtres de l’éloquence arabe dont l’art du discours plut tellement à Mohamed qu’il qualifia son expression de magie, ainsi qu’un parrain de la tribu de Modhar, celle dont était issu Mohamed.

— On sait que Mohamed dit vrai ; mais on préfère le menteur de Rabi’a à l’homme sincère de Modhar.

On ne manquait pas d’entendre ce genre de propos chez les Arabes qui, outre les deux grandes branches des Arabes du Sud, soit du Yémen, et ceux du Nord, étaient subdivisés pour l’essentiel, concernant ces derniers, entre les deux fameuses lignes des Modhar, à laquelle appartenait Qoraïch, et des Rabi’a qui a donné, par exemple, le prophète Moussaylima. Or, l’attachement tribal était tel qu’on pouvait préférer un menteur avéré et faux prophète de sa propre tribu à celui qui paraissait être, à n’en point douter, l’envoyé de Dieu, et ce juste du fait de son appartenance à une autre tribu.

Au demeurant, la multiplication des vocations prophétiques, que les circonstances faisaient apparaître encore plus soudaines ou spectaculaires, n’était ni nouvelle ni surprenante. Les diverses tribus de l’Arabie étaient autant attachées à leurs spécificités qu’elles vénéraient leurs anciens, comptant en leur sein des mages. Certains parmi eux ne manquaient pas de donner à leur propos le vernis de la prophétie qui n’était en temps normal qu’un concentré de qualités supérieures faites surtout de sagesse, de clairvoyance et de détachement des futilités de la vie dans un environnement ingrat et hostile, où rien n’invite à cultiver de pareilles qualités.

Allons viens à la baise,

La couche est prête.

Ce sera à la maison, si tu le souhaites,

Ou au lit ; c’est à ton aise.

Sur le dos, si tu le veux, on t’étendra

Ou, encore, à quatre pattes on te mettra,

Et, en toi, aux deux tiers, tu l’auras

Ou tout entier, ainsi que tu le voudras.

On raconta que Sajèh qui marcha sur le Yémama à la tête d’une armée impressionnante fit si peur au prophète local qu’il chercha à la neutraliser en faisant appel à leur proximité tribale, usant de son immense savoir-faire. Il parvint à organiser une rencontre avec elle, réussit à l’impressionner et finit par lui proposer de s’unir doublement, au propre et au figuré.

Rapportant des anecdotes salaces sur leur compte, on assura que Sajèh et Mouslima se séparèrent mari et femme avec, pour dot, la moitié de la récolte de la région et, en prime, la dispense pour ses troupes de deux des prières prescrites aux musulmans : la première et la dernière, celles de l’aube et du soir.

Cependant, contrairement aux vers railleurs colportés sur son compte et celui de son nouvel époux, la prophétesse était une femme perspicace, à l’observation fine et tenait volontiers des paroles fort marquées de sagesse chrétienne. Profitant de son court séjour auprès de Moussaylima, elle avait jaugé leurs capacités militaires et leurs chances à triompher des musulmans. Concluant que leur mission relevait de l’impossible, elle s’en était retournée chez ses oncles chrétiens de Taghlib.

Si, en effet, du Yémen au Bahreïn, d’Oman à Yémama, au Hadhramaout, à Mahra, aucune tribu fraîchement convertie ne manqua de répudier son allégeance à l’islam, certaines retournant au christianisme, d’autres à la religion juive, la plupart au paganisme, toutes furent combattues, y compris celles qui ne se convertirent pas. Car désormais, on était obligé, en terre d’Arabie, de choisir entre l’islam ou la mort si on ne relevait pas des Écritures reconnues par la nouvelle foi, auquel cas on obtenait un statut spécial de double soumission : à Dieu et à ses fidèles.

Ce nouvel ordre appelé à révolutionner une contrée arriérée et la faire entrer de plain-pied, rapidement et à marche forcée dans la modernité, les musulmans le furent si brillamment, si vaillamment, avec beaucoup de vigueur et de sérieux ; de la cruauté même. Mais ils tinrent aussi, en des temps où la sauvagerie était la règle, de le faire selon des règles certes indiscutables, mais parfaitement justes, à savoir une fois échouées les options proposées préalablement pour faire amende honorable, revenir à ce qu’ils considéraient comme la seule vérité, ne supposant aucune transaction, la foi en l’islam.

À suivre…

«Aux origines de l’islam. Succession du prophète, Ombres et lumières», de Farhat Othman, éd. Afrique Orient, Casablanca, Maroc, 2015.

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