La cité restait sans autre défense que ses habitants, certes ; mais par leur action, ces troupes faisaient une démonstration de force de nature à intimider les ennemis, désamorcer leurs velléités belliqueuses. Qui irait jusqu’à imaginer qu’on oserait dégarnir la défense de la ville pour attaquer si l’on n’était pas en position de force ? La logique de la guerre l’aurait interdit ; mais Abou Bakr en la matière faisait prévaloir la logique de la foi, bien supérieure à ses yeux.
Par Farhat Othman
Il n’était pas moins homme de guerre, pour autant ! Donnant l’alerte en ville, le calife posta le peu d’hommes qui lui restaient aux aguets. Usant de la même tactique prescrite à ses représentants guerroyant les rebelles et les apostats, il était même le premier à recourir à l’offensive. Ainsi, une nuit, à un moment ou des assaillants campés autour de Médine — la tribu de la dernière délégation venue ausculter les forces musulmanes — s’apprêtaient à une attaque au petit matin, il s’en prit à eux par surprise, réussissant en les prenant au dépourvu à mettre en échec, à peu de frais, l’attaque projetée.
Grâce à cette stratégie, la cité réussit à prévenir d’autres attaques jusqu’au retour de son armée d’expédition ce qui permit aux habitants de respirer de soulagement. Cette dernière n’eut certes pas à engager de batailles avec l’ennemi byzantin, mais elle ne parada pas moins à ses frontières, annonçant des attaques plus sérieuses, des invasions futures promises pour être décisives. De plus, l’essentiel fut bien fait, la mission ayant été remplie, consistant en l’exécution de l’ultime volonté du prophète d’Allah.
Aussitôt le corps d’armée d’Oussama rentré à Médine, le calife s’autorisa à envisager une contre-attaque large et déterminée afin de réduire l’ensemble des révoltes aux motivations variées, certaines étant de nature politiques tenant à l’attachement exacerbé à une liberté élevée au rang de la sacralité, d’autres relevant de motifs sociologiques de prééminence et de standing et certaines autres étant motivées par des raisons religieuses concurrentes. En effet, sur les vastes terres d’Arabie, comme partout en terre d’Orient, les inspirations mystiques et les vocations prophétiques avaient de tout temps élu leur lieu de vocation par excellence, y ayant trouvé terrain fertile pour y apparaître bien plus fréquemment que l’eau de pluie des nuages en un ciel invariablement de plomb.
Dès le retour de ses guerriers, Abou Bakr conduisit lui-même une nouvelle riposte venant tout juste après une première qui avait débouché sur l’anéantissement définitif de la révolte des hommes d’Al Aswad, le prétendu prophète du Yémen. D’autres suivirent, dirigées par onze chefs de guerre dont un bon nombre de Qoraïchites parmi lesquels les deux hommes en vue du moment, l’éminent chef de guerre Khalid Ibn Al Walid et l’éminence grise de la politique Amr Ibn Al ‘Ass.
À tous les commandants de ces armées, Abou Bakr confiait une même lettre destinée aux apostats. Pour lui, quelle que fut la motivation première de ceux que ses hommes allaient combattre, ils étaient considérés comme ayant renié la nouvelle foi. En refusant de reconnaître la légitimité du nouveau pouvoir, et ce même s’ils n’abjuraient pas de fait l’islam, ils se mettaient hors de l’islam. Ainsi, la foi et la politique étaient-elles intimement liées à ses yeux ; il ne pouvait en aller autrement eu égard à la nature même de l’islam qui est à la fois une religion et une politique, mais aussi à la gravité de la situation où la nouvelle foi était encore fragile, la moindre faiblesse, le moindre doute étant de nature à compromettre son devenir. Cette harangue, invariablement, devait reproduire le schéma suivant :
«Au nom de Dieu clément et miséricordieux. D’Abou Bakr, vicaire du prophète d’Allah — qu’Allah le bénisse et le salue — à tout destinataire de la présente lettre : gens communs et notables, fidèles à l’islam ou ayant apostasié. Que le salut soit sur qui est demeuré dans le droit chemin et n’est point revenu à l’égarement, à l’aveuglement. Je glorifie Dieu le seul et l’unique et témoigne qu’il n’est de Dieu que lui, exclusif, sans associé, que Mohamed est son serviteur et son prophète ; nous reconnaissons son message et nous accusons d’impiété quiconque le refuse et le combattons…»
Cherchant à être exhaustif et précis, à son habitude, ne dédaignant ni de faire appel au raisonnement ni à la menace, il voulait avoir, dans son message, une attitude de juste équilibre ou de justice équilibrée. Rappelant la portée du message prophétique, citant des extraits du Coran, ne doutant point de sa légitimité en tant que nouveau chef de toutes les tribus arabes, il tenait à y évoquer la source de son pouvoir, revenant à la disparition du prophète, reprenant ses propos le jour de sa mort avant de finir par en venir à leur apostasie. Et alors, il n’hésitait pas d’être moins persuasif, recourant volontiers à la menace, faisant montre à quel point sa détermination pouvait le faire aller loin de sa réputation de bonhomie :
«… Dans une armée d’Émigrants et de Renforts et aussi de bons musulmans de la deuxième génération, je vous ai envoyé un tel et lui ai ordonné de ne combattre personne, de ne tuer quiconque qu’après l’avoir appelé à l’islam. Celui qui y répond, reconnaissant les justes principes de notre noble foi et agissant vertueusement selon ses prescriptions, il l’acceptera et l’aidera. Pareillement, il a reçu l’ordre de tuer quiconque refuse et de ne point épargner toute personne récalcitrante qu’il réussira à prendre ; de brûler par le feu les renégats, de les tuer sans merci, de capturer leurs femmes, leurs enfants. Il n’acceptera de personne que l’islam ; celui qui le suivra bénéficiera des bienfaits et de la miséricorde divins, mais celui qui le délaissera ne défiera point la force d’Allah ni le bras vengeur de ses fidèles. À tout groupement d’entre vous, j’ai ordonné à mes envoyés de lire ma lettre ; le signe de rassemblement et de ralliement pour vous sera l’appel à la prière. Ceux qui appellent à la prière, musulmans et le confirmant, ils ne seront pas attaqués ; ceux que n’assemble pas l’appel à Allah, ils y seront appelés, toutefois. Or, s’ils y défèrent, il leur sera alors demandé leurs devoirs religieux ; s’ils s’y refusent, on ne manquera pas de les châtier et on ne traînera pas à le faire ; mais pour peu qu’ils les reconnaissent, ils seront admis dans la communauté des fidèles et on veillera à les faire s’acquitter de leurs obligations».
Sa connaissance approfondie de la nature humaine avait rendu Abou Bakr sans illusions sur les faiblesses des hommes — même parmi les plus vertueux d’entre eux — dans le feu de l’action, y compris la plus noble. Il était arrivé au prophète lui-même de demeurer humain quant aux choses de la vie, soumis à la condition imparfaite des hommes. Lors de la conquête de La Mecque, il n’y avait pas eu que de fiers et nobles soldats de Dieu dans les troupes musulmanes, certains ne rechignant même pas à détrousser les femmes sans défense de leurs bijoux.
Et le prophète lui-même qui avait fait de sa ville un sanctuaire, y interdisant la moindre impiété, quand la nécessité impérieuse l’a réclamé, il lui a été possible de faire une entorse au caractère saint de ce lieu, Allah l’autorisant de faire couler le sang pour un temps en un lieu aussi saint que La Mecque. Ainsi, pensait-il, ses chefs de guerre, partis ramener à la foi véritable les Arabes égarés, ne manqueraient pas de relativiser la portée de leurs agissements, se réclamant de la noblesse de leurs intentions, de la fin recherchée pour s’autoriser des excès et des débordements.
Sa hantise était justement d’éviter tout débordement, son expérience et sa connaissance des guerriers du désert l’assurant que ce genre d’expéditions était par trop propice aux excès. Aussi tint-il à munir chaque chef d’armée d’un serment rappelant les principes de son adresse, les mandant de les suivre à la lettre, aussi bien eux-mêmes que les troupes sous leur commandement, promettant de les tenir personnellement responsables de tout abus injustifié.
Car il sait pertinemment en homme avisé rompu aux choses de la vie que la perspective de butin a sans aucun doute attiré un certain nombre parmi les soldats de la foi, et non seulement ceux dont l’attachement à la religion nouvelle n’était pas le plus fiable, mais le moins affirmé. Cela faisait partie des lois ancestrales de la guerre qu’il connaissait aussi parfaitement que la généalogie des siens, leurs ascendances les plus lointaines et leurs faits et gestes les plus anciens.
Il était donc sans trop d’illusions qu’à la motivation première et essentielle des campagnes militaires lancées au nom et au service de la foi ardente s’ajoutaient ou même se substituaient pour certains, notamment parmi les hordes nombreuses de volontaires anonymes se joignant avec enthousiasme aux chefs de guerre valeureux et fidèles des armées, les hommes connus et fort respectables de sa tribu, l’assurance de butins et la possibilité de gagner un fief; autant de motivations propices à la somnolence des valeurs !
Mais ce qui le gênait peut-être le plus, c’était que dans les butins inéluctables de ces guerres à gagner, il n’y avait pas que les biens matériels; la perspective de voir piller les êtres humains tout autant que leurs objets, de posséder et d’user de leur corps tout comme de leurs richesses ne pouvait manquer de heurter son âme demeurant délicate dans son essence, sa noblesse de sentiments quintessenciés.
Pertinemment, il savait que lorsque la guerre faisait rage, elle était grosse de toutes sortes de ravages; et les pires exactions étaient consubstantielles aux exaltations dont celles qui étaient pourtant le fruit de nobles sentiments. À l’esprit, lui revenaient rimes et assonances de ces interprètes de la sagesse des anciens que sont les poètes, comme l’un des plus illustres parmi eux, membre d’une famille de grande tradition poétique, le sage Zouhayr Ibn Abi Soulma dénonçant la guerre dans l’un des sept poèmes majeurs des temps anciens, ces chefs-d’œuvre de l’époque pré-islamique qu’on appelait Mu’allaqat ou Suspendues (à la Ka’ba) :
Allumée, atroce vous l’allumez,
Tout flammes, d’emblée vous l’enflammez.
Sur la peau sous la meule, vous êtes alors de la graine broyée
Par deux fois l’an, elle se féconde et sa mise bas est gémellée.
À suivre…
* «Aux origines de l’islam. Succession du prophète, Ombres et lumières», par Farhat Othman, éd. Afrique Orient, Casablanca, Maroc, 2015.
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