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Roman-feuilleton du Ramadan : «Aux origines de l’islam» : Luttes d’influence et guerre de religion (5/5)

Omar Ibn Al-Khattab dans une ancienne miniature persane.

Violentes, cruelles même, ces guerres, dites génériquement d’apostasie, durèrent une année entière; comme il y allait de la survivance d’une croyance naissante, les soldats d’Abou Bakr n’avaient aux yeux que le désir irrésistible de protéger cette religion neuve d’un ennemi retors auquel le droit à l’erreur allait être à peine reconnu.

Par Farhat Othman

On s’accommoda de mares de sang, un prix élevé certes, mais justifié par les circonstances ; à ce prix allaient être éliminés les chefs renégats les uns après les autres et s’éteindre aussitôt les foyers d’agitation; et on toléra que tombent pour cela de nombreuses victimes, non seulement coupables de ne pas répondre à l’invitation de faire amende honorable, mais soupçonnées aussi de s’y refuser ou même d’hésiter simplement à s’y décider.

C’est sur une vaste étendue boisée, aux arbres fruitiers en abondance, que le comble de l’horreur fut atteint. Au Yémama, en Arabie centrale, région tenant son nom de celui d’une bédouine aux yeux bleus et à la vue perçante dont la légende remonte à la nuit des temps, finit par périr Moussaylima avec la plupart de ses hommes. Nombre de musulmans, dont notamment pas mal de convertis de la première heure, laissèrent la vie également sur cette terre devenue, en la circonstance, le Verger de la mort.

Et on vit, les mains attachées au cou, certains des renégats les plus réputés traînés à Médine sous les quolibets, n’échappant pas à la vindicte de la populace. Ce fut la fête, pour les les enfants surtout, s’acharnant sur eux avec des queues de palmiers juste le temps avant de les voir finir sur des bûchers, brûlant aux portes de la ville en terrible exemple pour leurs semblables ou qui oseraient suivre leur exemple.

Certes, ils ne le furent pas tous, la solidarité clanique jouant pour certains d’entre eux, leur permettant d’avoir la vie sauve. Ainsi survécut grâce à l’entremise de son clan celui qui fut le dernier à se prétendre envoyé de Dieu durant la vie même du prophète, Tolayha Ibn Khouaylid.

Il est sûr que le soi-disant prophète Moussaylima constitua le plus grave danger menaçant l’islam en ce moment crucial de son essor ; et le mérite d’en avoir triomphé revint, pour l’essentiel, à un grand homme, un véritable colosse, rompu au métier des armes, qui en avait les mœurs dans le sang : Khalid Ibn Al Walid, l’un des chefs de guerre les plus en vue de la tribu de Qoraïch.

Bien haut de corps, très large d’épaules, une poitrine d’athlète, la barbe fournie et les yeux grands sous des sourcils broussailleux, l’homme a toujours imposé le respect. Premier des cavaliers de sa tribu avant l’islam, il ne se convertit qu’en l’an 8 de l’hégire, dans une démarche commune avec son compère Amr Ibn Al ‘Ass, plus réputé par sa malice et son industrie que par des qualités guerrières pourtant non négligeables.

Par ce ralliement, Khalid entendait apporter sa valeur certaine pour défendre la cause de l’islam aussi vaillamment qu’il l’avait combattue, gagnant rapidement l’estime du prophète. Il avait pourtant de l’ostentation dans le port de ses innombrables qualités, plus naturelle qu’affectée certes, lui venant d’une façon d’être familiale de tradition; cela aurait pu le déconsidérer auprès de ce prophète qui prêchait une humilité totale qu’il incarnait à la perfection. Cependant, il n’en fit rien, même s’il lui arriva de ne pas cacher un certain agacement de son comportement emporté, excessif même. Surtout, il alla jusqu’à le surnommer «le Sabre de l’islam»; ce fut après la bravoure montrée lors de l’expédition de Mou’ta, en Jordanie, contre les Byzantins, réussissant à limiter d’immenses pertes dans les rangs musulmans dont pas moins de trois Compagnons du prophète réputés en la personne de Zayd Ibn Haritha, son affranchi et fils adoptif, son cousin Jaafar Ibn Abi Talib et son ami AbdAllah Ibn Rawaha.

Déjà imbu de sa personne, Ibn Al Walid tirait de son surnom pas mal de fierté, ce qui le faisait se dandiner encore plus dans sa démarche qu’il assurait avoir naturellement déhanchée. C’était peu dire qu’il avait de l’assurance ; il était confiant dans sa force, convaincu de son invincibilité, et ce n’était pas seulement du fait de sa taille ou sa force imposantes ; la mèche des cheveux du prophète, qu’il portait dans son turban manifestement immense, y était probablement pour quelque chose, ayant pour lui l’effet d’un talisman.

Physiquement, Khalid avait la même stature qu’un autre grand homme de l’islam sans en partager cependant le caractère ni commuer dans des sentiments proches; Omar, le pourfendeur de la vanité du monde, était presque un sosie pour qui le verrait de loin. Toutefois, s’il arrivait fréquemment de nuit qu’on les confondît, on ne savait aucunement se méprendre sur leur sens des valeurs qu’ils avaient totalement opposées, inconciliables même.

Certes, Khalid Ibn Al Walid n’était pas dénué d’honneur ni de principes ou de moralité; cela coulerait dans le sang familial, dirait-il. Lors de sa brillante victoire sur Moussaylima, il arriva ainsi que l’on reçut le courrier du calife avec l’ordre de tuer tous les hommes, y compris les adolescents pubères ; il ne s’en retint pas moins de l’exécuter pour avoir donné sa parole, juste avant, de laisser la vie sauve à ceux qui se rendraient. Et rien ne pouvait le faire faillir à sa parole ; même pas le risque de désobéir à sa hiérarchie, Abou Bakr en l’occurrence, dont la sévérité de l’ordre tranchant avec sa magnanimité habituelle prouvait à quel point l’avait affecté la dureté de la bataille engagée contre les apostats de Moussaylima, gourmande en nombre considérable de pieux musulmans, parmi notamment les lecteurs chevronnés du Coran.

Pourtant, il pouvait avoir un prétexte valable pour ne pas tenir sa parole puisqu’il pouvait arguer qu’on l’avait trompé à l’occasion de la reddition des dernières troupes du faux prophète. En effet, le vieux bonhomme qui la négocia, roublard et rusé comme personne, lui fit croire que le peu de gens encore retranchés dans la ville étaient bien nombreux, tous des guerriers farouches, alors qu’il ne restait dans l’enceinte fortifiée que des femmes, des vieux et des enfants. Pour réussir son stratagème, leur faisant porter les armes, il leur demanda d’apparaître en haut des murs aux assaillants et de s’agiter, simulant le grand nombre, pour tromper les assaillants, leur faire croire à leur intacte détermination à combattre. Certes marri par pareil stratagème prenant à défaut sa vigilance, le général musulman n’eut pas moins le tact d’apprécier l’habileté du négociateur lui arrachant par son intelligence la vie sauve des siens.

Mais, d’abord, Khalid était un guerrier vaillant au combat, il ne s’embarrassait généralement point de soigner les moyens ; nonobstant d’éventuelles majeures conséquences fâcheuses, seule comptait la fin : le triomphe total. Et pour y accéder, il savait être cruel.

Lors de ses batailles suivantes contre les Perses, une fois les révoltes matées en terre d’Arabie, il lui arrivera même de faire le serment, s’il l’emportait, de faire couler de ses ennemis un véritable fleuve de leur sang. Le jour venu, la bataille gagnée, il aura à cœur de tenir son serment et, une journée et sa nuit durant, n’ayant de cesse de mettre à mort tous ses prisonniers les uns après les autres pour obtenir son cours de sang. Il ne saura se retenir de cette pulsion irrésistible de tuer que lorsqu’il se laissera convaincre que son serment ne serait pas moins tenu en faisant simplement couler de l’eau sur le sang abondant déjà versé.

Malgré pareille cruauté de son général, une cruauté que l’intéressé ne reniait nullement, car faisant partie intégrante des attributs les plus naturels d’un homme de guerre dans le milieu hostile de la nature environnante, Abou Bakr, au cœur tendre, avec sa délicate nature et l’âme pacifiste qui le caractérisait, ne cessa d’apprécier l’homme, lui gardant toujours une confiance sans faille. Ainsi, même si à sa mort, il regrettera d’avoir brûlé du renégat, il ne reniera nullement ni ne mégotera l’appui apporté à ce grand chef militaire malgré tous les reproches qui lui étaient adressés, notamment de la part d’un Omar irrité par les écarts de conduite de celui qui lui paraissait d’abord un homme excessif en tout.

Un fait de nature très grave figurait parmi les bavures imputées à Khalid Ibn Al Walid et qu’Omar retenait contre lui, dont il ne manqua pas d’user pour le discréditer auprès d’Abou Bakr. Juste emporté par un élan vengeur, cédant aussi à des sentiments belliqueux qui n’avaient aucun rapport avec la morale islamique faite d’amour et de tolérance, Khalid aurait mis à mort tout un village arabe soupçonné d’apostasie lors du combat des renégats alors que, d’après une somme de témoignages variés et avérés, les pauvres villageois apportèrent la preuve suffisante qu’ils observaient bien les préceptes de Dieu tel que leur demanda le calife.

Ne contestant pas les faits, les hommes du village faits prisonniers, ayant été passés par le fil de l’épée en une nuit particulièrement glacée, Khalid apporta cependant les plus vives dénégations d’une quelconque responsabilité de cette tuerie, n’avouant que l’erreur d’avoir retenu prisonniers les villageois. Il n’ordonna point leur élimination qui fut réalisée sur une méprise, ses hommes ayant mal interprété ses ordres de les tenir au chaud. Mais Omar, connaissant la ruse dont pouvait faire l’homme dans la guerre, ne pouvait ni le croire ni ne le voulait. Il avait à l’esprit un épisode similaire du temps du prophète qui eut lui-même à se plaindre de la fougue de ce chef de guerre à l’arme trop assoiffée de sang. De plus, pour lui, Khalid signa bel et bien son forfait en épousant la femme du chef du village supplicié.

Par ailleurs, Omar était convaincu que ce genre de guerres était une occasion d’enrichissement et de prestige pour certains profiteurs se prétendant musulmans ; pareil comportement lui répugnait au plus profond de son être ; ce type de personnages le révulsait, surtout durant la guerre contre les incroyants où aucun écart ne se pouvait pardonner. Aussi ne savait-il tolérer quoi que ce soit s’y rapportant de la part d’un musulman avéré ou prétendu tel ; pour lui, cela relevait de la haute trahison et, concernant Ibn Al Walid, il ne pouvait jamais l’oublier. Il le soupçonnait, en effet, de ne point hésiter, pour parvenir à ses fins, de recourir à ce qui pouvait être assimilé à de la corruption.

C’est qu’au plus profond de sa mémoire, Omar a toujours gardé une image; celle de Khalid sortant de chez Abou Bakr où il avait réussi à le précéder au point du jour. Un sourire illuminant narquoisement, en ce matin blême, son regard et ses traits de traces de variole marqués ; il ne manqua même pas un geste de défiance, affichant le caractère belliqueux de celui qui s’apprêtait à dégainer le sabre de son fourreau.

Il venait d’être rappelé auprès d’Abou Bakr à la suite des reproches d’Omar et il réussit à obtenir d’être introduit le premier auprès du calife grâce à Bilal, le muezzin du prophète. Furieux, Omar n’était pas loin de penser que l’intéressé a dû faire au chambellan un précieux présent pour réussir ainsi à plaider sa cause et influencer à sa guise le calife.

Bien plus que l’issue de la démarche de l’homme auprès du calife qui permit de confirmer la confiance de ce dernier en son général, c’était la méthode qu’il supputait tortueuse qui le révoltait. Droit et intègre dans le moindre aspect de sa vie, Omar voulait que fussent ainsi tous ceux qu’il avait à côtoyer ; c’était sa conception du musulman, la seule du vrai. En tout cas, c’était l’exemple laissé par le prophète et que tout musulman se devait de reproduire scrupuleusement.

Abou Bakr était certainement sensible aux arguments d’Omar qui lui demandait de punir l’homme et de se passer de ses services, mais comment pouvait-il rengainer une arme dégainée par le prophète d’Allah ? Il affirmait en tout cas ne pouvoir se passer des services d’un valeureux guerrier au moment même où l’islam en avait le plus grand besoin. Ce n’était pas nécessairement son souhait, c’était son devoir d’homme d’État.

En effet, après ces guerres d’apostasie vite gagnées grâce à de valeureux guerriers comme Khalid, le vicaire de Dieu avait à gérer les guerres d’expansion, aussi décisives que les premières pour l’avenir de l’islam. Il est à noter que si les guerres interarabes furent habituellement considérées comme étant engagées contre l’apostasie, il aurait été plus juste de les qualifier de guerres de désobéissance politique généralisée ; car il s’agissait véritablement de contestation du pouvoir en place à Médine, ses adversaires n’ayant pas été nécessairement que des apostats.

À suivre…

  • «Aux origines de l’islam. Succession du prophète, Ombres et lumières», roman de Farhat Othman, éd. Afrique Orient, Casablanca, Maroc, 2015.0

Précédents épisodes :

Roman-feuilleton du Ramadan – «Aux origines de l’islam» : Luttes d’influence et guerre de religion (4/5)

Roman-feuilleton du Ramadan – «Aux origines de l’islam» : Luttes d’influence et guerre de religion (3/5)

Roman-feuilleton du Ramadan : «Aux origines de l’islam» : Luttes d’influence et guerre de religion (2/5)

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