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Tunisie : Trois remarques et une question sur la e-istichara

La consultation nationale électronique (e-istichara) est close et ses résultats publiés. Cette initiative du président de la république Kaïs Saïed inaugurera un mode d’investigation original de la perception de l’avenir politique de la nation par les Tunisien-ne-s.

Par Moncef Ben Slimane *

Cette consultation a certainement pour objectif de rompre avec le processus de la transition de 2011 pilotée par le triumvirat : Fouad Mebazaa – feu Béji Caïd Essebsi – Yadh Ben Achour. Une transition annoncée par Ben Ali dans son discours du 13 janvier 2011, lequel lui a conféré sa légalité sans la légitimité requise du peuple tunisien.

Etant donné que la consultation est censée construire l’avenir politique de notre pays à court et moyen terme, il est important de l’évaluer au regard de quelques règles essentielles à respecter dans ce mode opératoire.

La lecture du questionnaire de l’Istichara et les réponses obtenues suscitent, à mon avis, 3 remarques:

Remarque 1 : Questionnaire marathonien et support numérique sélectif

La consultation comporte 32 questions dont 30 à choix multiples. Elle exige au moins 30 minutes dans le cas d’un remplissage rapide.

La norme dans ce type d’investigation est de se limiter à une durée d’environ 10 minutes faute de quoi on risque de rebuter les participants.

En outre, choisir un support numérique n’encourage point la participation. Il tend au contraire à sélectionner les répondants sachant que l’usage et l’accès à l’internet sont limités à une certaine catégorie de citoyens.

Le choix du numérique et la longueur kilométrique du questionnaire ont certainement influé sur la cible réduite à 530.000 personnes, ce qui correspond à un taux de 6% de la population totale.

Le piège dans ce type d’investigation sur les problèmes et les aspirations des Tunisiens, de A à Z, c’est qu’on est tenté de poser des questions sur tout et à propos de tout. On aboutit à un questionnaire «panoramique» qui repousse les répondants par manque de temps et d’intérêt.

De même le volume impressionnant de questions proposant des listes de 6 et 11 réponses crée de la confusion ce qui pousse le citoyen à choisir les premières réponses dans la liste pour faire vite.

Remarque 2 : Les formulations floues et les termes compliqués

La formulation des questions et les expressions usitées sont fort importantes car ils influent sur le type de réponse obtenue et l’interprétation qui en est faite.

Question 1.6 : «L’Etat seul prend en charge l’organisation des affaires religieuses?»

La réponse à cette question par «oui» veut dire, dans mon cas, s’occuper de la construction et de l’entretien de lieux de culte. Pour mon voisin, musulman conservateur ou obsucurantiste, c’est un «oui» pour un Etat qui veille à l’observance stricte des règles religieuses par les citoyens. L’ambiguïté de l’expression «organisation des affaires religieuses» favorise une confusion de ce type.

De même, l’emploi des termes tels que «développement durable, dérèglement climatique, équipements d’infrastructure», etc., fait que l’épicier du coin ou l’ouvrière agricole n’en saisissent même pas le sens.

Lorsqu’on veut s’adresser à des millions de Tunisiens et être compris par eux, il vaut mieux éviter les termes de spécialistes que les citoyens ordinaires pourraient ne pas comprendre. 

Qu’on se rappelle les polémiques et les controverses suscitées par la constitution de 2014 et ses formules alambiquées à propos de l’Etat et de l’islam. Il aurait été préférable dans cette consultation d’adopter des expressions simples, claires et précises.

Remarque 3 : Une opinion n’est pas une conviction

La question 1.1 relative au «régime politique souhaité» a enregistré 86,4 % d’opinions favorables au régime présidentiel. Faut-il en conclure qu’un retour au régime présidentiel à la place du régime parlementaire est la solution à la crise politique actuelle que connaît la Tunisie ?

Une telle interprétation est erronée car la réponse est biaisée par un facteur conjoncturel. En 2022 et après des années de spectacle tragi-comique de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) ne peut donner que ce résultat. Mais, la même question posée en 2010 aboutirait au résultat contraire : une majorité pour le régime parlementaire pour se débarrasser de Ben Ali et de sa dictature.

C’est dire avec quelle précaution il faut manipuler les réponses à des questions portant sur des choix idéologiques, politiques et stratégiques. Un sondage fournissant une opinion majoritaire ne reflète pas la conviction ni le choix dans l’absolu des Tunisiens à propos du régime politique souhaité pour des décennies. Construire une alternative à la crise actuelle nécessite un débat démocratique large et fiable.

La e-istichara «base» du dialogue nationale

Concernant la e-istichara, il n’est pas question de «jeter le bébé avec l’eau du bain» comme s’évertue à le faire les nostalgiques du «Système du 24/07» et «Tawafoq» islamo-moderniste installé en 2011 par la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution (Hiror), présidée par Yadh Ben Achour.

La consultation électronique doit être contextualisée. Il faut l’aborder en tant qu’opinion d’une frange des Tunisiens aux interrogations ou préoccupations de la plus haute autorité de l’Etat.

De ce fait elle ne peut jouir de l’exclusivité dans un dialogue national. L’Union générale tunisienne du travail (UGTT) avec plus de 700.000 adhérents, ou toute autre organisation de la société civile, sont également tenues par les motions et résolutions de leur congrès. Autant de documents qui ne peuvent qu’enrichir le dialogue et lui assurer sa diversité et sa représentativité.

Espérons enfin que le président Kais Saïed tournera définitivement la page du dialogue des «élites de 2011» et son côté obscur qui a généré une transition au népotisme, à la corruption et au terrorisme.

Il faut rappeler à la «Tunisie d’en haut» que la crédibilité des élites est intimement liée à leur exemplarité. Aujourd’hui, la Tunisie a à sa tête un président dont les qualités morales et la sincérité sont susceptibles d’assurer la transparence et la pertinence du processus d’un vrai dialogue national. Mais une question se pose et s’impose : verrons-nous en 2022 un dialogue respectueux avec une participation large et organisée des associations pour répondre à l’appel des Tunisiens du 25-Juillet ?

Croisons les doigts !

* Président de Lam Echaml.

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