Houleuse fut la journée; si elle cristallisa davantage les lignes de fracture traversant la communauté musulmane, elle n’eut pas de suites immédiates. L’acceptation de Talha, dernier conseiller désigné par Omar, conforta le nouveau calife.
Par Farhat Othman
Au sein de Qoraïch, les partisans d’Ali, tout en regrettant son éviction, respectaient la discipline de leur chef de file. D’autres se dédouanaient de ne pas lui avoir apporté leur soutien en rapportant des propos entendus d’Omar manifestant sa réserve à son égard. Certes, celui-ci ne le croyait pas manquer de talent, de piété ou de justice et de grandeur d’âme ; il en serait même par trop pourvu. Non plus il ne le soupçonnait d’avoir une quelconque incapacité de réussir à plier sa tribu à sa volonté ; bien au contraire, il pensait qu’il était à même de la mener sur la juste voie, contre son gré s’il le fallait.
Cependant, il lui trouvait une tendance à volontiers verser dans une sorte de sottise, quelque chose comme de la stupidité qui entacherait un caractère au demeurant fort appréciable et digne d’éloges. Globalement, Ali était perçu bien plus comme un homme de guerre qu’un politicien. Plus âgé, Othmane semblait avoir plus d’expérience politique. Sa richesse et la noblesse de sa famille, qui lui avaient permis de vivre dans l’aisance, lui apprirent à user de ce qui a toujours fait le succès des hommes en compétition sociale ou politique : largesses et souplesse.
Troisième calife dans l’ordre chronologique, Ali était issu d’Omeyya fils d’Abd Chams, le second fils d’AbdManaf, dont était issu également Hachem, le grand-père d’AbdAllah, père du prophète. Ce dernier était le fils d’Abd AlMouttalib qui eut aussi, entre autres, Hamza, AlAbbas et Abou Talib, le père d’Ali.
Si avec Abou Bakr et Omar, le califat échut à des clans secondaires de la tribu qoraïchite, l’arrivée au pouvoir d’Othmane permettait à sa principale famille d’en hériter, retrouvant du coup la prééminence qu’elle avait avant l’avènement de l’Islam.
Pour Ali qui avait nourri de la déception et même du ressentiment lorsqu’il fut écarté les deux premières fois de la succession de son cousin prophète, cela fut plus facile à supporter qu’à la troisième fois, le rang mineur des deux clans d’Abou Bakr et d’Omar relativisant leur choix. Il en allait différemment avec Othmane ; son choix était forcément lourd de conséquences. Omeyya était une dynastie habituée à gouverner. Abou Soufiane, son chef, petit-fils d’Omeyya, avait la responsabilité de la bannière de la tribu : AlOukab (l’Aigle).
Ainsi, elle reprenait à la dynastie rivale des Hachémites le pouvoir que cette dernière lui avait ravi à l’avènement de Mohamed. Outre le risque que cette famille ne lâchât plus ce qu’elle pouvait considérer comme son dû, Ali avait la plus grande peur qu’elle retrouvât ses mauvaises habitudes préexistant à l’Islam. Sans sous-estimer les qualités d’Othmane, il craignait qu’il ne fût incapable d’exercer le pouvoir de manière neutre comme ses prédécesseurs en se laissant, du fait de sa généreuse nature, aller à favoriser son clan.
Cette crainte, le responsable du choix du nouveau calife, Abd ErRahmane Ibn Aouf, ne l’avait pas. Il pensait avoir agi en conscience pour le bien de tous. Othmane, du reste, commença son règne comme il l’annonça dans son discours à la mosquée lors de son investiture. Il y dit, notamment : — Vous êtes dans une demeure temporaire… Que la vie dissimule de la vanité ! Ne la laissez pas vous duper et ne vous laissez pas gagner par la prétention ! Tirez une leçon de l’exemple de ceux qui sont passés, puis appliquez-vous et ne négligez rien, car Dieu vous a à l’oeil. Où sont passés ceux qui ont honoré la vie terrestre, en ont-ils profité ? Ne les a-telle pas vomis ? Rejetez la vie là où Dieu l’a jetée et recherchez l’au-delà !
Quand des faits ultérieurs seront venus donner raison aux appréhensions d’Ali, quand Othmane aura réservé le commandement de la plupart des provinces et la responsabilité des plus importantes charges aux siens, leur distribuant en plus biens et faveurs sur le compte du
Trésor public, Ibn Aouf en sera le premier surpris et marri. Certains ne manqueront pas de venir lui faire des reproches, le considérant, en dernier lieu, le premier responsable de la situation. Aussi, n’hésitera-t-il pas à aller voir l’intéressé et à le blâmer. Le retrouvant chez lui, il le tancera : — Je t’avais choisi à la condition expresse de te comporter avec nous comme le firent Abou Bakr et Omar ; or tu n’as pas suivi leur exemple et tu as privilégié tes gens que tu as imposés aux musulmans.
— Omar n’honorait pas sa parentèle et moi je le fais volontiers ; il n’y a pas de mal à cela, répondra Othmane sans sourciller.
— Puisqu’il en est ainsi, je jure alors par Dieu de ne plus t’adresser la parole.
Même lorsque le calife viendra lui rendre visite sur son lit de mort, il ne daignera pas le regarder et, le visage détourné vers le mur, ne répondra point à ses souhaits de bon rétablissement.
Othmane répétait volontiers que ses prédécesseurs étaient d’inégalables saints; qu’en ce qui le concernait, il vécut toujours dans l’aisance et disposait de moyens pour profiter de la vie sans toutefois faillir à ses devoirs religieux essentiels. Il assumait aussi la conception ancienne que l’individu n’était rien sans sa famille, hors son clan; il se réclamait de la tradition faisant l’individu redevable aux siens d’aide, de soutien et de privilèges.
La période de grâce dont il disposa les premières années de son règne aussitôt finie, on pointa du doigt sa conduite. On lui reprocha, notamment, d’avoir contredit le prophète en recevant chez lui son oncle AlHakam dont il avait pris le fils pour secrétaire. Le pauvre homme qui allait perdre la vue, sentait sa fin proche et souhaitait mourir à Médine. AlHakam Ibn Al’Ass avait été, en effet, interdit de Médine, exilé à Taèf, et Abou Bakr et Omar respectèrent à la lettre ce bannissement. Le prophète le trouvait impertinent, l’accusant d’espionner sa vie privée, d’en faire matière à gloser, à jaser. En plus de braver cet interdit, on déplora qu’il osât gratifier l’intéressé de sommes prélevées sur l’argent public et ce nombre de fois dont la dernière fut l’offrande du cinquième des richesses obtenues à la suite de la conquête de l’Ifriquiya (la Tunisie actuelle et une bande d’Algérie) qui devait normalement être versé au Trésor. On ne lui pardonna pas non plus de lui avoir donné en fief un terrain que le prophète réserva expressément à l’ensemble des musulmans.
Pareilles pratiques ne se limitant pas à ce familier et touchant la plupart des membres du clan omeyyade, les critiques ne cessèrent de se multiplier. Othmane n’en avait cure. Quand, parmi les protestataires à élever la voix, d’anciens Compagnons du prophète se signalèrent, il n’hésita pas à les bannir de Médine.
L’État musulman commençait de fait à changer profondément. Après les transformations qui avaient touché son apparence, il passait en profondeur par une pleine mutation. Tout en gardant son imperium, la foi se relâchait ; les mœurs n’étaient pas les seules concernées, le pouvoir lui-même changeait ; hors l’apparence, il s’éloignait de plus en plus de l’humilité des débuts pour se doter des attributs de la puissance que sont l’apparat, les richesses et la terreur.
À Médine, de nouvelles pratiques apparaissaient et le jeu à la mode, malgré les interdits, était la chasse à l’arbalète des colombes. Les poètes osaient recouvrer leur liberté de ton et braver les interdits. L’un d’eux, Abd ErRahmane Al Joumahi, ne manqua pas de stigmatiser ce temps d’Othmane gros de périls sous-jacents :
Et, par Dieu, maître des vivants, je le jure bien :
En pure perte, Dieu ne légua rien.
Des désordres nous furent créés,
Toi de nous ou nous, avec toi, pareillement éprouvés.
Les deux Loyaux avaient pourtant posé,
Sur le droit chemin, un jalon de vérité ;
Par ruse, ils ne prirent point de pognon
Ni ne mirent dans le plaisir le moindre picaillon.
Toi, tu as donné à Marouane le cinquième revenant aux gens ;
Qu’il est bien loin de leur exemple ton rang !
À suivre…
* «Aux origines de l’islam : Succession du prophète, ombres et lumières» ; roman de Farhat Othman, éd. Afrique Orient 2015.
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Roman-feuilleton du Ramadan – «Aux origines de l’islam» : L’épreuve de la consultation
Roman-feuilleton du Ramadan – «Aux origines de l’islam» : Le lourd héritage du pouvoir
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