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Tunisie – Politique : la rupture démocratique

La rupture démocratique en Tunisie a commencé en 2012 et ces deux hommes en sont les initiateurs.

Sans défendre les causes et les effets des dernières décisions du président de la république, où beaucoup voient une menace à une bien improbable transition démocratique, il est certain que le climat politique malsain des dix dernières années en Tunisie a encouragé Kaïs Saïed à prendre le virage du 25 juillet dernier. 

Par Helal Jelali *

Que le Département  d’Etat s’en offusque après la prise des pleins pouvoirs par le président Kaïs Saïed et que, presque toutes les semaines, il dénonce les atteintes au processus démocratique en Tunisie, il reste dans son rôle et c’est un service minimum habituel des Américains. Son dernier communiqué daté du 26 avril 2022 avait exprimé la préoccupation de l’administration américaine après le coup de butoir donné par Kaïs Saïed contre l’Isie. Que Ahmed Nejib Chebbi, nouvel homme lige d’Ennahdha, crie au «coup d’Etat», c’est normal pour un opposant qui n’avait ramassé que 1,4% des suffrages lors de l’élection présidentielle de 2014. Mais faudrait-il savoir de quelle démocratie nous parlons? En fait,  les mesures exceptionnelles annoncées le 25 juillet dernier par le président Saïed s’inscrivent dans une rupture démocratique qui avait commencé… en 2012.

La rupture démocratique n’a pas commencé avec les pleins pouvoirs du président Kaïs Saïed, le 25 juillet 2021, cette rupture avait été initiée à la veille de l’élection de la Constituante, en 2011, en écartant toute une génération de militants  et d’universitaires qui étaient connus pour leur probité et leur intégrité morale, au prétexte qu’ils étaient proches de l’ancien régime. La défiance populaire s’était d’ailleurs exprimée dès le début du processus démocratique avec l’élection de la Constituante : 50% seulement des 8 millions d’électeurs avaient participé au scrutin.

La réunion à l’hôtel Bristol à Paris en août 2013 qui a scellé la fin de la transition démocratique.

Toute une génération évincée de l’espace public

L’accord de cohabitation entre l’ancien président Beji Caïd Essebsi et le président d’Ennahdha Rached Ghannouchi en 2013 visait, au nom de la continuité de l’Etat, à se débarrasser de ces «révolutionnaires incontrôlables».

Que pouvait-on attendre d’un vieux cacique du régime de Bourguiba et celui de Ben Ali, propulsé Premier Ministre au lendemain du 2011 et élu président de la république en 2014 ? Et pouvait-on espérer un meilleur avenir pour le pays avec des islamistes financés par des «caisses noires» de certains pays du Golfe et qui avaient lâché leurs salafistes et leur milices dites islamiques à Sidi Ali Ben Aoun, Sidi Bouzid et ailleurs pour préparer leur campagne électorale ?

Les militants de Nidaa Tounes et Ennahdha étaient, pour la plupart d’entre eux, des novices en politique, avides de pouvoirs et de privilèges. Ils avaient passé, pendant des années, plus de temps dans les hôtels de Gammarth et de Hammamet que dans leurs bureaux.

A partir de 2013, la purge des universitaires, des étudiants très actifs au sein de la société  civile et des opposants de gauche sous le règne de Ben Ali, qui avaient choisi de rester en Tunisie, battait son plein, et cette purge avait chassé toute une génération de l’espace public pour toujours. 

Les partis qui avaient formé une coalition au lendemain de l’élection présidentielle de 2014, Nidaa Tounes, Ennahdha, Afek Tounes… étaient désertés par les écrivains, les hommes de théâtre, les cinéastes, et les universitaires connus pour leur honnêteté morale, et qui étaient taxés d’ déalistes et d’utopistes. 

Opacité, faux fuyants et fuites en avant populistes

Preuve de cette rupture démocratique : très peu nombreux étaient les meetings politiques qui pouvaient défendre un certain ancrage populaire.

C’était plutôt la course aux colloques le week-end dans les hôtels***** chèrement payés par certains «protecteurs» locaux  ou internationaux. 

Aucun de ces partis, aucun gouvernement n’avait présenté aux médias et au peuple un programme économique ou social chiffré et crédible. Pour la simple raison que, depuis 2014, tous les gouvernements passaient leur temps dans la course au crédit et l’Etat des finances publiques était assez flou ou importait peu. La lecture des lignes budgétaires et des décrets pour l’affectation des budgets des départements ministériels n’était pas chose aisée pour ces novices en matière de gestion publique. La gouvernance pseudo démocratique avait choisi l’opacité, les faux fuyants et les fuites en avant populistes : une stratégie chère aux apprentis dictateurs. 

Le choix le plus dangereux pour les équilibres macro-économiques et les PME-PMI du pays était le refus de contrôler les importations sous prétexte de mondialisation et de respect des règles de l’OMC. Les néo-libéraux avaient noyé la souveraineté économique dans les déficits commerciaux et l’endettement extérieur pour des dizaines d’années.

Depuis 10 ans, aucun gouvernement n’a engagé une réforme quelconque. Et pourtant la nécessité de réformer l’administration, la politique agricole, le secteur bancaire, la fiscalité et bien sûr les entreprises publiques était évidente. Ces réformes sont complètement oubliées et ignorées. Quel responsable politique a osé s’attaquer au train de vie de l’Etat et la gabegie générale? Personne.

L’improvisation quotidienne ne peut engendrer qu’une gouvernance irresponsable.

L’ outrecuidance a permis à un futur premier ministre, en campagne électorale en 2019, de dire à des habitants de Sidi Bouzid qui se plaignaient de la baisse du pouvoir  d’achat: «Aujourd’hui, vos conditions de vie sont, quand même, mieux que sous le protectorat français». Nauséabond…

Un décorum démocratique sans aucune consistance

Comment pouvait-on parler de gouvernance démocratique quand le peuple découvre, tous les jours et pendant 10 ans, une guerre de tranchées entre le Palais de Carthage, siège de la présidence, et la Kasbah, siège  de la primature ? 

Ce climat politique malsain a eu des conséquences gravissimes et déstabilisantes pour le corps des hauts fonctionnaires et l’administration. Il a permis d’affaiblir l’Etat et plus grave encore d’ouvrir la voie à une corruption endémique et à une délinquance de gangs organisés.

Autre séquelle : le rôle politique «surdimensionné» de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) utilisée souvent par de nombreux gouvernements comme alibi ou «chiffon rouge du toréador» pour ne pas engager des réformes urgentes ou dans les négociations avec le Fonds monétaire international (FMI) et l’Union européenne (UE).

L’instabilité politique en Tunisie rappelle celle du Liban après les accords de paix de Taief de 1989, qui avait mis fin à la guerre civile. Cette instabilité était devenue un moyen pour l’enrichissement personnel des hommes politiques et avait créé une classe de corrompus qui sévissent encore au pays du Cèdre.

Depuis son indépendance, la Tunisie n’avait connu que des rendez-vous ratés, parce que son élite n’avait guère changé son logiciel, qui consiste à considérer que l’autorité était une source d’enrichissement personnel et on un moyen pour améliorer la vie des gens.

L’une des principales missions d’un parti politique n’est-elle pas surtout la pédagogie quotidienne et, dans le cas de la Tunisie, la pédagogie démocratique et civique ? Aucun des partis en présence, tous obnubilés par le pouvoir et ses prébendes, ne s’est vraiment donné cette mission. Pouvait-on sérieusement compter sur eux pour assurer notre avenir démocratique ?

Sans défendre les causes et les effets des décisions du président de la république, il est certain que le climat politique malsain des dix dernières années a encouragé Kaïs Saïed à prendre le virage du 25 juillet dernier. 

La majorité des Tunisiens sont devenus stoïques, leurs attentes sont immenses mais l’attente se fait longue. Ils devraient méditer cette réflexion de George Bernard Shaw qui écrivait cette phrase à l’ironie assassine: «La démocratie est un régime qui nous garantit de ne pas être mieux gouvernés que nous le méritons».

Après le décorum républicain de Habib Bourguiba et de Zine El Abidine Ben Ali, nous voilà, depuis 2011, dans un décorum démocratique sans aucune consistance.

* Ancien journaliste tunisien basé à Paris.

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