Tunisie : s’opposer à Kaïs Saïed sans absoudre Rached Ghannouchi

Face au pouvoir autocratique qui est en train de s’installer aujourd’hui en Tunisie, il s’agit désormais de s’opposer à celui qui incarne ce pouvoir, le président de la république Kaïs Saïed, sans pour autant absoudre les crimes du parti islamiste Ennahdha et de son président Rached Ghannouchi.

Par Mohamed Chérif Ferjani *

Il est indéniable que le corps de la justice compte de nombreux magistrats inféodés au pouvoir politique, que ce soit sous le règne de Bourguiba et de Ben Ali, ou sous les gouvernements successifs dominés par les islamistes depuis 2011. Rappelons-nous le limogeage de plus de 80 magistrats par l’ancien ministre de la Justice Noureddine Bhiri (du parti islamiste Ennahdha) pour remplacer les juges de Ben Ali par de nouveaux juges aux ordres de son parti.

Il est également indéniable que le pouvoir judiciaire n’a pas su, ou voulu, faire le ménage nécessaire dans ses rangs pour se débarrasser des brebis galeuses dont des magistrats de haut rang impliqués dans la corruption et dans des pratiques entravant, des années durant, la justice dans de graves affaires concernant le terrorisme et les assassinats politiques, pour protéger des personnalités politiques qui ont favorisé et couvert ces crimes. Rappelons, à ce propos, les preuves accumulées et étalées dans les médias par le collectif de défense de feu Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, deux dirigeant de gauche assassinés en 2013 par des extrémistes religieux, et les accusations échangées entre de hauts magistrats, tels que Béchir Akremi et Taïeb Rached, confirmant leur implication dans des affaires pour lesquelles ils méritent plus que le limogeage.

La justice victime de certains juges

S’il est légitime que l’opinion publique, les familles des victimes de ces crimes, les associations de la société civile et les forces politiques s’indignent devant l’incapacité du pouvoir à mettre fin à cette situation dont la première victime est la justice elle-même, peut-on accepter que le chef de l’Etat se donne le droit de se substituer au Conseil supérieur de la magistrature (CSM) qu’il vient lui-même de nommer, et de limoger, par décret, 57 magistrats, dont certains sont loin d’être irréprochables et d’autres dont on ne sait ce qui leur est reproché, sans passer par des procédures régulières prévues par la loi ?

Quelle différence y a-t-il entre cette façon et ce qui se faisait du temps de Ben Ali et de Noureddine Bhiri?

Comment ne pas établir un lien entre cette décision et la façon autocratique dont le pouvoir est exercé depuis le coup de force du 25 juillet 2021 malgré tous les appels des forces sociales et politiques, y compris celles qui, comme l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), ont soutenu ce coup de force et refusent tout retour à la situation d’avant cette date?

Comment ne pas voir dans cette décision un nouveau pas dans la fuite en avant pour instaurer un pouvoir autocratique et autoritaire tournant définitivement le dos aux aspirations démocratiques qui ont porté la révolution de 2010-2011?

Tout pouvoir discrétionnaire est dangereux

Quelles que soient les raisons qui pourraient justifier telle ou telle mesure visant à mettre fin à des pratiques et des situations anormales, injustes et inacceptables, il est dangereux d’accepter le pouvoir discrétionnaire d’un président qui agit de plus en plus comme un dictateur sans accorder la moindre importance aux appels des forces sociales et politiques et des expressions organisées de la société civile.

Sans nous ranger derrière les islamistes et leurs alliés subalternes, et sans mêler nos voix à celles des nostalgiques de l’avant juillet 2021 ou de l’avant janvier 2011, nous devons nous opposer par tous les moyens à la voie choisie par le chef de l’Etat depuis le 25 juillet 2021, et à sa façon de gouverner par décrets présidentiels irrévocables et à tenir dans ses mains tous les pouvoirs: le législatif, l’exécutif et le judicaire comme l’avaient fait tous les dictateurs au nom de «l’exception» qu’ils ont toujours cherché à pérenniser. Une telle opposition passe, entre autres, par le soutien aux forces sociales et politiques qui, à l’instar de l’UGTT, refusent l’autoritarisme de Kaïs Saïed sans pour autant absoudre Rached Ghannouchi et les complices de l’islam politique.

Professeur honoraire à l’Université de Lyon 2.

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