Tunisie : un projet de constitution rétrograde et en rupture avec la société

Le projet de constitution du président de la république rédigé par des experts qui se disent trahis et floués, puis réécrit dans l’ombre par des conseillers de Carthage, révèle en réalité une volonté de changer la vie des Tunisiens dans le domaine vital de leur système républicain. Le projet qu’il prône est conservateur, rétrograde et en rupture avec l’identité de la société tunisienne.

Par Lotfi Maherzi *

Le projet de nouvelle constitution, tel que publié le 30 juin par le Journal officiel et qui fera l’objet d’un référendum le 25 juillet courant, projette de remplacer la démocratie représentative et ses pratiques parlementaires par un système hyper-présidentiel avec la mise en place discrète d’un environnement institutionnel visiblement conservateur, rétrograde, hégémonique et hasardeux, en rupture avec l’identité de la société tunisienne.

Une menace pour les institutions et le mode de vie tunisien

La première crainte de ce projet constitutionnel réside dans la détermination du président Kaïs Saïed à rompre avec les institutions actuelles et nier le rôle des élus, des représentants du peuple et des instances intermédiaires. Car pour lui, tout obstacle (élections législatives, partis politiques, société civile) à la volonté populaire («Echaab yourid») est rangé dans la catégorie des pièges de la démocratie représentative. Cette affirmation correspond exactement à ce qu’il disait dans le ton et sur le fond avant la publication du projet de constitution.

M. Saïed insistait dans ses discours fleuves sur le travestissement de la démocratie représentative et ses pratiques parlementaires qui seraient remplacées par un régime hyper-présidentiel soutenu par une démocratie par la base qui exprimerait la véritable opinion du peuple et qui serait peut-être incarné dans une sorte de parlement parallèle appelé Conseil national régional et territorial.

Il est surprenant que Kaïs Saïed, présenté comme spécialiste du droit constitutionnel, ignore à ce point que la démocratie, comme le montre ses usages depuis l’antiquité dans la cité grecque d’Athènes, ne peut se réduire à la souveraineté populaire ni fonctionner sans représentation par des élus.

Cette fausse ignorance laisse peut-être présager la pire des républiques dans laquelle des comités de quartiers ou des conseils populaires contrôleraient sans aucun contre-pouvoir démocratique tous les pouvoirs de la base au sommet. Elle laisse également indiquer que le leadership d’un hyper-président sans possible destitution annoncerait la fin probable de l’Etat de droit, l’écrasement des libertés, l’endoctrinement totalitaire et le culte aveugle de la personnalité.   

Nous assistons à une véritable défaite de la pensée et de la rationalité laissant place à un projet institutionnel sectaire autour de la souveraineté populaire et de la colère du peuple, du rejet des élites et du réflexe arabo-nationaliste et son éternelle envie de revanche et de vengeance sur cet Occident colonisateur et corrupteur. Bref un cocktail de passions, de fureurs et de naïveté qui traduit plus une confusion intellectuelle présentée comme une demande de restauration de la souveraineté du peuple.

L’appartenance à une oumma magnifiée aux dépens de l’État civil

Autre menace inquiétante du projet de constitution, fortement présente dans l’article 5 : l’appartenance de la Tunisie à la oumma islamique, une notion archaïque qui suppose le dépassement des appartenances politiques, culturelles et nationales des Tunisiens au profit de leur appartenance religieuse à une communauté islamique magnifiée par des discours magiques et surtout une communauté meurtrie par des déchirements sanglants, des manquements aux droits humains et des représentations bigotes de la religion. Et c’est dans cette union décadente et finissante, qu’on veut en priorité inscrire le Tunisien avec peut-être, comme perspective logique, le retour du califat comme la consécration finale de leur engagement à cette communauté. Et pour donner un peu plus de poids à ce sacré augmenté, l’article 44 qui traite de l’éducation, prévoit l’enracinement de la jeunesse dans son identité arabo-musulmane alors que l’éducation a déjà été agressée par une décennie de noyautage de l’islam politique dans les écoles privées et publiques détruisant un enseignement public moderne, ouvert sur la science, le savoir et la connaissance, hérité du volontarisme de Bourguiba.

En résumé, ces annonces institutionnelles indiquent un manque de distanciation avec le dogme et le sacré et viennent confirmer en fait les positions rigides et liberticides du président Saïed sur les questions relatives à l’identité, à l’égalité des genres, notamment dans l’héritage catégoriquement rejetée par le président de la république, à la dépénalisation de l’homosexualité ou encore à l’abolition de la peine de mort, thématiques sur lesquelles ce dernier à des positions pour le moins rétrogrades.

Comme toujours dans la grammaire islamo-populiste, cette course folle dans l’univers du conservatisme moral et religieux est menée au nom de la charia, des textes religieux et de la souveraineté du peuple. Une escroquerie intellectuelle qui embarque le président Kaïs Saïed indéniablement dans le chemin détestable, dévastateur et destructeur de l’homophobie, de l’intolérance, du racisme et du puritanisme.

Faire barrage à l’aventurisme politique et au conservatisme religieux

Que faire face à ce coup de force institutionnel, islamo-conservateur et solitaire ? Comment faire barrage à l’aventurisme politique aux conséquences sombres pour la Tunisie ? Pour les démocrates tunisiens, la catastrophe qui se profile ne peut être conjurée qu’en opposant une réponse unitaire, pragmatique et de compromis.

Abir Moussi a toujours fait preuve d’une détermination têtue à dénoncer la réalité sombre de l’islam politique et son échec cataclysmique d’une décennie de mensonges et de sabotages. Elle est également la seule à avoir pris conscience du danger du projet caché de Kaïs Saïed et dénoncer son idéologie proche des salafistes. Il faut lui rendre grâce d’avoir su anticiper et alerter les Tunisiens sur les convergences voire les discrètes alliances entre le président et l’islam politique, c’est-à-dire avec les Nahdhouis plutôt qu’avec Ennahdha. D’où la tromperie…

Mais pour que son combat arrive à son terme, c’est à dire faire barrage à la constitution de la honte et gagner la bataille du boycott, Abir Moussi doit envisager quelques ajustements stratégiques essentiels. D’abord, elle doit impérativement s’ouvrir sur les autres : société civile, personnalités syndicales, politiques et partis politiques républicains pour faire bloc et contrer le projet constitutionnel du président et sa probable réélection désormais renforcé par une constitution taillée sur mesure.

Seule dans la contestation et la résistance, Abir Moussi gagnerait probablement la bataille d’un parlement désormais amoindri par un obscur Conseil national régional et territorial mais restera loin des présidentielles.

En revanche, une dynamique d’union avec les forces de progrès et républicaines quelles que fussent leurs erreurs historiques apporterait non seulement les conditions de résistance à une possible dérive autoritaire mais aussi une probable victoire à la prochaine présidentielle.

Plus de social et d’écoute des sans voix

La dynamique d’union doit aller de pair avec un projet d’avenir qui prendrait en compte encore plus le social et les sujets brûlants de l’injustice sociale, de la pauvreté, du chômage, de la corruption et du régionalisme à l’origine de la chute de Ben Ali. Elle doit aussi coller aux luttes sectorielles récurrentes dans les différents secteurs d’activité et être à l’écoute des ouvriers, artisans et chômeurs en situation de détresse sociale. Elle doit également entendre ces millions de Tunisiens, qui survivent avec la plus extrême misère et le plus grand dénuement, sans espoir que cela change.

Cette prise en compte du social permettra notamment aux Tunisiens de sensibilité de gauche d’aider Mme Moussi à faire barrage à l’aventure politique de Kaïs Saïed. Aussi doi-elle prendre en compte ce désarroi et prouver à tous les Tunisiens que ses propositions sont meilleures pour la Tunisie que celles de M. Saïed, mais pas forcément meilleures que celles des autres formations républicaines qui acceptent l’union.

Elle ne doit pas également perdre de vue que la bataille actuelle n’est pas d’assurer une majorité pour son parti mais pour contrer une constitution infâme et élire dans l’union un président digne d’une Tunisie plus juste et plus démocratique.

Et pour tous ceux, nombreux également, qui hésitent à apporter leur soutien à la personnalité de Abir Moussi, à cause de sa proximité assumée avec l’ancien régime, elle doit, comme elle l’a toujours fait, s’engager encore, d’une manière claire sur les fondements républicains d’une démocratie exemplaire : indépendance de la justice, séparation des pouvoirs, autonomie des contre-pouvoirs, égalité entre les hommes et les femmes, respect des droits humains et liberté de culte et de conscience. Comme elle doit convaincre tous les démocrates qui adhèrent à la résistance républicaine, à adhérer à un principe fondamental du renouveau politique tunisien : ettawafoq (ou alliance avec l’islam politique) n’est plus la solution, il est le problème de l’immobilisme politique en Tunisie. Alors l’ensemble des démocrates tunisiens auront d’excellentes raisons de soutenir Abir Moussi afin de reconstruire l’autorité de l’État, dénoncer et combattre tous ceux qui utilisent le discours de la haine et de l’obscurantisme et accepter à l’évidence que la Tunisie soit autant une république civile qu’une terre musulmane.

En résumé, après plus d’une décennie d’hégémonie politique, religieuse et intellectuelle de l’idéologie islamo- conservatrice et antinationale de l’islam politique, le projet de constitution de Kaïs Saïed renforce une autre variante de l’islam politique aussi dangereuse et pose la question de la cohésion et de la survie politique et culturelle de la société tunisienne. Car ce n’est pas uniquement ce riche patrimoine culturel ni les valeurs millénaires d’un islam paisible et serein qui sont en péril avec ce projet, mais toute la civilisation et la culture arabo-judéo-musulmane et méditerranéenne dont elle est porteuse.

Alors dans ce scénario sombre, les traditions de tolérance et le vivre ensemble, élément clé de la vie sociale, qui font de la Tunisie une nation curieuse du monde, risque avec cette constitution de disparaître définitivement.

* Universitaire.

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