Abdelfattah Mourou, l’un des fondateurs du mouvement Ennahdha, a dit: «Nous devons embrigader leurs enfants». Il a estimé que la génération de Bourguiba était frappée du virus de la modernité contre lequel l’antidote islamiste est impuissant. Alors, il serait plus facile de formater les cerveaux des jeunes générations et de les fourrer dans le moule de l’Etat islamique gouverné par les «finalités de l’islam» élevées au rand de dogmes juridiques dans le projet de constitution de Kaïs Saïed.
Par Mounir Chebil
Pour le guide des Frères musulmans tunisiens Rached Ghannouchi, la société doit être gouvernée par la charia islamique. Car «la spécificité de l’islam est un régime global pour la société. Et que la vérité dans l’Islam, comme l’a précisé Mohamed Iqbal, est qu’elle est religion d’un côté et Etat d’un autre côté.» (1)
Dans cet Etat islamique, il est tout à fait logique que le système éducatif doive promouvoir l’ancrage de la charia dans le mode de pensée de la société et des jeunes générations en particulier.
Une fois au pouvoir, en 2012, les islamistes n’ont pas failli à cette logique. L’article 39 de la constitution de de 2014, fortement inspirée par aux, a énoncé : «L’État veille également à l’enracinement des jeunes générations dans leur identité arabe et islamique et leur appartenance nationale.»
Un modèle sociétal rétrograde
La secte terroriste de Daech a elle aussi œuvré pour enraciner les jeunes dans leur identité arabe et islamique. Elle en a fait des monstres assoiffés de sang. Là où on les embarque, ils pètent le feu.
Kaïs Saïed aime bien ses sujets gagnés par la perversion occidentale. C’est pour cette raison qu’il a voulu les amener au droit chemin des bonnes mœurs et de la piété de la société arabo-musulmane. L’article 44 de sa constitution relatif au droit à l’enseignement a repris les mêmes énoncés de l’article 39 de la constitution de 2014.
Donc, voulant gouverner pour très longtemps, suivant les préceptes de la charia comme précisé à l’article 5 de sa constitution, Kaïs Saïed s’est donné pour mission de modeler la société et les jeunes plus particulièrement selon son modèle sociétal rétrograde.
Or, il y a une évidence, c’est que les sociétés arabes et musulmanes, qui sont les sources d’inspiration de Kaïs Saïed, sont gangrénées à ce jour, à des degrés divers, par les approches les plus rétrogrades de l’islam.
En effet, des siècles durant, des vagues successives de théologiens juristes, polémistes, allergiques à la rationalité en matière de religion, finirent par s’imposer, balayant du même revers mu’tazilisme, philosophie, théologie et soufisme spéculatif. Ibn Rochd qui a soutenu que «lorsque la spéculation rationnelle contredit la lettre du texte, celui-ci doit être interprété à la lumière de la connaissance rationnelle» (2) a été persécuté et ses livres brûlés.
Ces théologiens traditionnalistes ont formé un courant anti-intellectualiste qui a renoué avec l’orthodoxie des origines, celle des deux premiers siècles de l’islam et qui connut un grand essor à partir du XIIIe siècle. Le théologien le plus représentatif de ce renouveau du traditionalisme est le hanbalite Ibn Taymiyya (1263-1328).
A la lumière qui inonda le XVIIIe siècle en Europe et l’a mis sur la voie de l’émancipation et du progrès, coïncida un nuage noir qui plongea le monde arabe dans une obscurité qui n’est pas prête de se dissiper. Il fut, en effet, dominé par un courant salafiste rétrograde, en l’occurrence le Wahhabisme qui le dévia de la raison et le fit sortir de l’histoire.
Au début du XXe siècle, le mouvement des Frères musulmans entrait en scène pour accélérer cette descente en enfer.
La décadence des pays musulmans a pour causes directes ou indirectes le fondamentalisme et l’obscurantisme religieux instrumentalisés par les différents gouvernants qui prétendent gouverner selon les finalités de l’islam comme Kaïs Saïed. Dans leur esprit étriqué, la notion d’État civil et de principes universels des droits de l’homme relèvent du blasphème. Même les Etats arabo-musulmans qui s’en prévalent n’ont pas coupé le cordon ombilical avec le conformisme religieux et leurs législations demeurent imprégnées, à divers degrés, par la charia islamique.
Kaïs Saïed, voulant islamiser un pays qui n’est pas suffisamment musulman à son goût, veut renouer avec le système éducatif archaïque des temps reculés. «Au début du XIXe siècle, le système éducatif tunisien était représenté par les écoles coraniques pour l’enseignement primaire et par l’université de la Zitouna pour l’enseignement secondaire et supérieur. C’est un enseignement archaïque de type médiéval. Par son programme, où toute science laïque est bannie par son personnel enseignant groupant des ulémas dont toute la science se limitait à une encyclopédie de fiqh, de grammaire, de hadith et de Coran…, par ses méthodes pédagogiques qui ne faisaient appel, parmi toutes les facultés intellectuelles, qu’à la mémoire, l’enseignement tunisien des années trente du XIXe siècle était d’un autre temps !» (3)
L’hostilité flagrante à la modernité et au progrès
Est-ce avec ce système que Kaïs Saïed cherche à renouer, en ignorant la tendance à la modernisation de l’enseignement que la Tunisie a connu tout au long du XIXe et du XXe siècle et en mettant entre parenthèse cette tradition moderniste portée par Ahmed Bey, Kheireddine Pacha et Ahmed Ibn Abi Dhiaf, au XIXe siècle, et Naceur Bey, Ali Bach Hamba, Tahar Haddad et Habib Bourguiba au XXe siècle pourt ne citer que ceux-là.
Quand les Frères musulmans dominaient l’enseignement en Égypte et en Algérie, ce dernier a maintenu le corps enseignant français qu’il a renforcé par des coopérants occidentaux à tous les niveaux jusqu’à ce que les Tunisiens formés à l’école moderne les remplacent.
Tout cet héritage d’aspiration à la modernité et au progrès en vue de débarrasser les mentalités de l’ignorance et du fanatisme, Kaïs Saïed l’a balayé d’un revers de la main pour se positionner, à travers l’article 44 de sa constitution, du côté des Frères musulmans et la généralisation de la langue arabe qui n’a plus d’utilité qu’en matière de poésie, de littérature, de démagogie politique et de palabres religieux.
C’est pour cette raison et animé de ce parti-pris hostile à la modernité que Kaïs Saïed s’est refusé, jusque-là, à fermer l’antenne tunisienne de l’Union internationale des oulémas musulmans surnommée «repaire de Qaradaoui», financée par le Qatar, et on comprend bien pourquoi il n’a fait aucun geste contre les écoles coraniques qui pullulent en Tunisie depuis 2011 et qui sont sources de tous les dangers par le dogmatisme et le fanatisme religieux qu’ils inculquent aux jeunes enfants.
On comprend aussi pourquoi, dans tous les débats de société, il prend toujours des positions conservatrices au plus près du dogme religieux, comme son rejet catégorique de l’égalité dans l’héritage (et pas seulement) entre l’homme et la femme. Et une fois, il aura imposé sa «loi fondamentale» et son pouvoir sans partage, on doit s’attendre à ce qu’il aille encore plus loin dans cette volonté de renvoyer la société tunisienne très loin dans le passé… aux temps glorieux de son idole absolu : Omar Al-Khattab.
* Haut fonctionnaire à la retraite.
** Illustration : lors de sa visite en Egypte, en avril 2021, Kaïs Saïed n’a pas visité la Maison de l’Opéra ou le musée du Caire, mais le cheikh de la Grande mosquée Al-Azhar. A chacun ses références et certains symboles sont plus parlants que des tonnes de discours.
Notes :
1- Rached Ghannouchi, ‘‘Les libertés publiques dans l’Etat islamique’’, éd. El Moujtahed, 2011, 983 pages.
2- Yadh Ben Achour, ‘‘Islam et Constitution’’, in Revue tunisienne de droit, publié par la Faculté de droit et des sciences politiques et économiques de Tunis, 1974, 97 pages.
3- Mustapha Kraiem, ‘‘La révolution kidnappée’’, éd. Fondation Farhat Hached, 2014, 177 pages.
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