Les statistiques monétaires de la Banque centrale de Tunisie (BCT) sont péremptoires, évacuant toute transparence méthodologique ou possibilité d’argumentation. On bidouille les indicateurs, on cache les méthodes et on bricole à gré les taux de changes et autres indices clefs. Gravissime…
Par Moktar Lamari *
En connivence totale avec les politiciens au pouvoir, on refuse la critique, la BCT et ses alliés à la solde discréditent tous ceux et celles qui remettent en question ses indicateurs!
Le citoyen perd confiance: selon the World Value Survey (WVS, 2021), un Tunisien sur deux n’accorde aucune confiance au système bancaire tunisien.
L’institut d’émission (BCT) fonctionne sans plan stratégique, le dernier étant échu depuis quasiment un an. Le dernier rapport annuel disponible date de 2020.
Le FMI s’en inquiète
Le FMI a pour la énième fois manifesté son agacement, préférant vérifier et corriger les statistiques économiques et monétaires de la Tunisie avant de les utiliser… et de les publier, sur son site et rapports périodiques.
La dernière fois, lors des Rencontres du Printemps du FMI et de la Banque mondiale (avril 2022), c’est la présidente du FMI en personne qui le dit devant les caméras, justifiant la non-publication de statistiques économiques tunisiennes dans un rapport mondial et avouant la nécessité de s’asseoir avec les autorités tunisiennes pour vérifier les données présentées par la Tunisie, avant de les corriger pour publication.
Plus récemment, lors des discussions d’un nouvel accord (juillet 2022), le FMI a déploré les écarts criants entre les statistiques présentées par la délégation tunisienne et les vrais chiffres et indicateurs monétaires, économiques et sociaux.
Des sources crédibles proches du FMI nous avouent sous couvert de l’anonymat que les chiffres compilés par les autorités tunisiennes sont de moins en moins fiables, et les vraies statistiques (dettes, déficits, remboursement, etc.) qui seront publiées prochainement par le FMI seront très différentes de ce qui est présenté à l’opinion publique par le gouvernement Najla Bouden et le président Kaïs Saïed, ajoutant que cela va susciter bien de remous et des inquiétudes chez les agences de notation et chez les opérateurs économiques, tunisiens et internationaux.
Le fait que le FMI ne fasse pas confiance aux statistiques économiques et monétaires tunisiennes en dit long sur la gravité des enjeux.
En 2018, le FMI a exigé que les organismes statistiques gouvernementaux (INS, ministère de Finances, Itceq…) transmettent périodiquement (sur une base hebdomadaire et mensuelles) et directement au FMI (Washington) les statistiques liées à une trentaine d’indicateurs économiques et monétaires. Bonjour la confiance, merci la crédibilité de la BCT.
Les accros statistiques se multiplient
Les derniers mois, les incidents et les remises en question de la crédibilité des statistiques monétaires se sont multipliés et aggravés!
Récemment l’expert économiste, Ezzedine Saidane a mis en doute les méthodes de calcul des réserves en devises de la Banque centrale. Il a estimé que la BCT cache la vérité aux Tunisiens et gonfle les réserves de devises de Tunisie et le nombre de jours de capacité d’importation de presque 10% (108 jours au lieu de 118 jours, selon ses calculs).
Et cela n’a pas plu à la BCT et à plusieurs économistes de mèche avec le gouverneur. Il n’en fallait pas plus, insultes et dénigrement ont suivi, pour discréditer l’économiste, pour s’attaquer à sa personne et à sa crédibilité, pour le menacer de procès en justice, laissant de côté ses analyses et ses estimations.
Cette campagne de dénigrement a impliqué plusieurs membres de conseil d’administration de la BCT (anciens et actuels), voire un ancien ministre du Commerce qui a gouverné en 2016, sous la houlette d’un gouvernement dominé par les Frères musulmans, présidés par Rached Ghannouchi et alliés. Un ministre (du Commerce) connu pour incompétence et un tropisme maladif pour les plateaux de TV… populiste pour qui tous les moyens sont bons!
Tirer sur le messager, ignorer le message
Tous tiraient à boulet rouge contre tous ceux qui remettent en cause les chiffres de la BCT! On tire sur le messager, on oublie le message…
C’est tout dire, quand ces économistes liés à la BCT (anciens et actuels membres du conseil d’administration ou fonctionnaires), ou encore d’anciens ministres qui ont fricoté avec tous les partis politiques ayant gouverné depuis 2011… sortent de leur réserve, et en meute pour s’attaquer à l’économiste Ezzeddine Saidane!
Début juillet, des analystes ont mis en cause la méthode d’estimation des taux de change, chiffres à l’appui. Et ici aussi, quelques économistes du sérail ont accouru pour défendre la BCT, sans lui demander des comptes sur ses façons de calculer les taux de change (dollar et euro). La BCT a sorti un communiqué, mais ses experts se sont rapidement rétractés, quand le journal électronique qui a accusé la BCT de voler les Tunisiens a fait valoir une comparaison entre la BCT et Bank Al-Maghrib, la banque centrale du Maroc.
La BCT est prise en flagrant délit de «trafic de devises» (cours), alors que l’euro et le dollar sont à parité, les taux pratiqués et annoncés par la BCT font une différence de presque 5 centimes en faveur de l’euro, alors que celui-ci dégringole en dessous du seuil de parité et le dollar grimpe de façon vertigineuse. Un système de cotation qui fait fi aux lois du marché et du jeu de l’offre et de la demande.
La crédibilité des chiffres de la BCT suscite de plus en plus de questions de confiance, avec asymétrie d’information sur tous les plans. Les chiffres de la BCT comportent plusieurs erreurs et données aberrantes pour colporter des arguments et des données pouvant amener les organisations internationales à venir en aide à la Tunisie… par des subventions et des prêts additionnels. En gros pour hypothéquer les nouvelles générations… et surtout servir les politiciens et lobbyistes liés.
Prendre ses rêves pour des réalités
Les chiffres et les statistiques de la BCT sont présentés sans preuves méthodologiques (modèles et équations), sans démonstrations crédibles. On bricole, on s’arrange pour ne pas froisser le cartel des banques et pour ne pas mettre en danger les salaires, dividendes et jetons de présence de l’establishment de la BCT (gouverneur et membres du conseil d’administration). On prend ses rêves pour des réalités.
On le comprend, certaines statistiques sont surestimées, d’autres sont sous-estimées, et ce pour deux raisons.
Un: dans son livre ‘‘Le grand trucage’’, un célèbre statisticien français avance qu’on bidouille les statistiques pour berner les bailleurs de fonds, les investisseurs, les bourses, les agences de notation, pour cacher la mal gouvernance, et surtout les raisons de nouvelles décotes.
Deux: on manipule les chiffres statistiques pour, par exemple, exagérer le taux d’inflation et justifier la hausse du taux directeur… ou encore exagérer les chiffres mesurant les réserves en devises, comme à la BCT, pour berner les opérateurs économiques, nationaux et internationaux.
Plusieurs analystes reprochent à la BCT sa velléité à manipuler les indices, les modes de calcul et les chiffres clefs pour faire de ses rêves une réalité.
Les hausses abusives du taux directeur
De plus en plus de statisticiens et économistes tunisiens constatent que les estimations de l’indice de prix à la consommation sont exagérées et surestiment le taux d’inflation d’au moins 1,5%.
On reproche à cet indice le fait qu’il ne considère pas volontairement les fluctuations des prix dans les marchés informels et les échanges portant sur des produits dit de contraintes. Le marché informel couvre plus de 40% des transactions et presque autant du PIB.
On reproche aussi à cet indice de ne pas tenir compte de taux d’inflation régionalisés comme c’est le cas au Maroc. La variation des prix entre les souks hebdomadaires (quasiment ignorés des calculs) et les grandes surface va au double voire même au quadruple.
L’INS fait ce qu’on lui demande de faire, et cela arrange fortement le cartel des banques d’avoir des taux d’inflation surestimés… pour calibrer en conséquence les hausses du taux d’intérêt directeur, et les marges bénéficiaires du système bancaire.
Ces bidouillages des chiffres ruinent l’investissement et la croissance, sans mettre fin à une inflation importée, liée à des pénuries… et des gaspillages dans les dépenses publiques.
Les statistiques pour les nuls ?
Les politiciens tunisiens, de Zine El Abidine Ben Ali à Kais Saied et de Taoufik Baccar à Marouane El-Abassi (deux gouverneurs de la BCT) s’arrangent tous pour utiliser les chiffres de manière sélective, sans naïveté et sans scrupule.
Ce beau monde a compris, dès le début de leur carrière politique, que la maîtrise de l’information statistique a toujours constitué un enjeu pour se maintenir au pouvoir!
Mais, en Tunisie la coupe est pleine. La décennie post 2011 a été catastrophique sur le plan économique et les gouvernements qui sont se succédé ont bidouillé les chiffres, bricolé les statistiques pour cacher la vérité à la population.
La BCT doit se montrer plus crédible. Elle doit cesser le jeu de l’illusion monétaire. Le dinar a fait les frais de toutes ces manipulations politiciennes des chiffres. La monnaie nationale a été amputée de 60% de sa valeur depuis 2011.
La dévaluation est l’arme de choix de la politique monétaire adoptée par la BCT.
La Tunisie a besoin de statistiques monétaires et économiques rigoureuses, de data qui imposent la confiance et qui disent toute la vérité sur les modèles de calcul et les méthodologies liées… La BCT doit renouer avec la transparence et la crédibilité!
* Universitaire au Canada.
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