Dans sa déclaration d’hier, vendredi 29 juillet 2022, le secrétaire d’Etat américain Antony Blinken a appelé les autorités tunisiennes à «l’adoption rapide d’une loi électorale inclusive qui facilite la participation la plus large possible aux élections législatives prévues en décembre», toute en soulignant la nécessité d’«inclure ceux qui se sont opposés ou ont boycotté le référendum constitutionnel». Cette insistance devrait nous interpeller et, surtout, faire réfléchir le président de la république Kaïs Saïed.
Par Ridha Kefi
Si, à chaque fois qu’ils évoquent la situation politique en Tunisie, les dirigeants états-uniens utilisent souvent les mêmes expressions comme «processus de réforme inclusif et transparent» ou «restauration de la confiance», c’est parce qu’ils estiment que le processus initié depuis le 25 juillet 2021 par le président Saïed est fondé sur l’exclusion de pans entiers de la société, remonte certaines catégories de la population contre d’autres et alimente les discours de haine, qui, si on n’y prend pas garde à temps, pourraient dégénérer en violences, ce que ni les Etats-Unis ni à fortiori l’Union européenne ne souhaitent voir se développer en Tunisie, un pays allié de longue date du monde occidental et qui est situé au cœur d’une région où les tensions géopolitiques ne manquent pas.
La loi électorale au cœur de la manœuvre
Sa déclaration d’hier, Blinken l’a axée, à juste titre, sur la loi électorale que prépare le président Saïed et qui, comme toutes ses précédentes initiatives, risque d’être conforme à ses desideratas et imposée au reste de la classe politique, en dehors de tout débat digne de ce nom. C’est là d’ailleurs la crainte exprimée par Washington qui, par la voix même de son secrétaire d’Etat, appelle à ce que le texte de loi en préparation inclut aussi «les millions de Tunisiens qui n’ont pas participé au référendum ou se sont opposés à la nouvelle constitution».
Mais le problème avec Saïed c’est qu’il ne surprend que ceux qui lui attribuent des qualités et des vertus qu’il n’a pas et projettent sur lui leurs rêves éveillés, alors que l’homme a toujours été égal à lui-même et n’a jamais fait mystère de son orientation idéologique ouvertement conservatrice, nationaliste arabe, islamo-salafiste et, plus grave encore, autoritaire. Et dans ce contexte, une lecture attentive de la nouvelle constitution suffit à débusquer, chez lui, toutes ces tendances rétrogrades contre lesquelles on avait cru, un peu rapidement, nous autres Tunisien(ne)s, être définitivement vaccinés.
Ennahdha et le PDL dans le viseur
Sur un autre plan, Saïed a, dans plusieurs déclarations, fait part de sa volonté d’empêcher certains partis et mouvements politiques, bannis par lui, de continuer à participer à la vie politique dans le pays. Et ces partis, on les devine facilement : outre Ennahdha, dont il cherche à récupérer la base conservatrice pour en faire sa force de frappe électorale (elle l’est d’ailleurs déjà depuis 2019, même si certains analystes frappés de cécité persistent à ne pas le voir), c’est le Parti destourien libre (PDL) et son incontournable présidente Abir Moussi, qui sont aujourd’hui dans le viseur de Saïed, les deux premiers partis en Tunisie qu’une ou deux lignes dans la nouvelle loi électorale suffiraient à faire disparaître du tableau de bord des électeurs.
Pour Ennahdha, l’argument qui sera utilisé pour mettre ses dirigeants hors circuit est tout trouvé : ce parti a participé à tous les gouvernements qui se sont succédé au cours de la «décennie noire» (2011-2021).
Pour mettre hors circuit les Destouriens, il suffit de stipuler, dans la nouvelle loi électorale, que les rescapés de l’ancien régime contre lequel la révolution de 2011 a eu lieu n’ont pas le droit de se présenter aux élections. Abir Moussi a d’ailleurs pressenti cette menace et a alerté l’opinion publique sur les «bons projets» que mijote Saïed contre elle et son parti, lequel, faut-il le rappeler, est en tête des intentions de vote pour les législatives dans tous les sondages d’opinion depuis 2020. Et très loin devant les autres partis.
Une opposition à la carte
Même s’il a pris soin de limiter au maximum les pouvoirs de l’Assemblée dans «sa» nouvelle constitution, Saïed, qui compte perdurer longtemps à son poste, préfère ne pas avoir une majorité PDL au Bardo avec une tonitruante Abir Moussi pour contrer toutes ses décisions, tourner en dérision ses déclarations et lui faire subir le triste sort de Rached Ghannouchi, président d’Ennahdha, transformé en punching ball durant dans la précédente législature. Ne pouvant l’exclure à la régulière, c’est-à-dire par les urnes, Saïed pourrait être tenté de lui barrer la route par une de ces entourloupes juridique dont il a le secret. Dans cet exercice, dont la malhonnêteté le dispute à la lâcheté, il y a un prestigieux pionnier : Zine El-Abidine Ben Ali qui avait excellé dans l’art de sélectionner lui-même ses opposants… par la «loi».
C’est contre une telle dérive que Blinken a cru devoir avertir l’opinion publique tunisienne en appelant, dans sa déclaration d’hier, les autorités tunisiennes, à «l’adoption rapide d’une loi électorale inclusive qui facilite la participation la plus large possible aux élections législatives prévues en décembre» et en insistant sur la nécessité d’«inclure ceux qui se sont opposés ou ont boycotté le référendum constitutionnel».
Reste à savoir si son appel sera entendu par celui qui, jusque-là, n’a jamais écouté que lui-même. Et mon petit doigt me dit que, dans ce contexte, le pire est encore à venir…
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