Tunisie : pourquoi la guerre contre la corruption n’avance-t-elle pas ?

Il est inadmissible voir révoltant de constater le quasi-immobilisme de l’administration publique face aux problèmes de spéculation, de monopole, de contrebande, de délits douaniers et de change, et de corruption sous toutes ses formes, souvent soulignées, en amont, par le président de la république Kaïs Saïed, sans que rien ne soit fait, en aval, par les corps de l’Etat pour nettoyer les écuries d’Augias. Où se situe le hic ? Le mal est-il si profond et si incurable que l’on doit se résigner à ne pas lui chercher des remèdes ?   

Par Ridha Kefi

En s’entretenant hier, lundi 8 août 2022, au Palais de Carthage, avec Taoufik Charfeddine, ministre de l’Intérieur, Sihem Boughdiri Nemsia, ministre des Finances, et Najet Jaouadi, directrice générale des douanes, le président Saïed, a abordé la question des délits douaniers et la nécessité d’y mettre fin sans plus tarder. Il a aussi demandé des explications sur le sort des quelque 700 conteneurs appartenant à un réseau de contrebande, découverts au port de Bizerte depuis novembre 2021, et dont les procédures y afférentes traînent inexplicablement entre les différentes parties concernées.

Le président a parlé encore une fois de crimes contre le peuple et l’Etat et de sabotage de l’économie nationale, en réaffirmant ce que tout le monde sait, à savoir que ce genre de crimes sont commis quasi-quotidiennement dans tous les ports du pays, dans l’impunité totale. Il n’y a rien de nouveau sous le soleil torride de la Tunisie.  

Effets d’annonce et gesticulations de circonstance

Les trois hauts responsables interpellés par le chef de l’Etat se sont aussitôt déplacés à Bizerte pour une visite d’inspection et ont réuni les responsables des corps de l’Etat impliqués dans cette affaire pour essayer d’identifier les obstacles et les freins, délimiter les responsabilités et accélérer les poursuites judiciaires contre les contrevenants, qu’il s’agisse des contrebandiers ou de leurs relais au sein de la douane, de la police, de la justice ou d’autres acteurs qui, au sein même de l’Etat, perpétuent des pratiques qui gangrènent l’économie nationale depuis plusieurs décennies.

Bien entendu, et au-delà des effets d’annonce et des gesticulations de circonstance, auxquels nous nous sommes malheureusement habitués, nous restons perplexes et sceptiques, car nous ne ne sommes pas aussi naïfs pour croire que des réseaux de corruption opérant au cœur même de l’Etat – depuis plusieurs décennies et avec les complicités et les couvertures que l’on imagine – seront démantelés demain la veille.

Rien qu’à voir les traits de la ministre des Finances et de la directrice générale des douanes, qui écoutaient religieusement la déclaration faite aux médias par M. Charfeddine, on comprend que ces dames exercent un pouvoir tout théorique, qu’elles ne contrôlent pas vraiment les services dont elles ont la charge et qu’elles se sentent impuissantes face à un fléau que, du fait de leur long parcours dans les méandres de l’administration publique, elles savent fortement ancré dans les mœurs et presque indéracinable.

Quant à M. Charfeddine, et au-delà des propos fermes, déterminés et menaçants qu’il a tenus à cette occasion, il ne semble pas, lui non plus, mieux armé que tous ses prédécesseurs au poste pour combattre efficacement le monstre… tapi au fond de chacun de nous.

Un immense théâtre d’ombres

A cet égard, on se souvient des visites inopinées effectuées par les précédents chefs de gouvernement au port de Radès, véritable poumon économique de la Tunisie, ou aux passages frontaliers avec la Libye et l’Algérie, par où transitent les produits de contrebande qui sont vendus ensuite au grand jour, entre Ben Guerdane et Bizerte, en passant par Sfax, Sousse, Nabeul et Tunis, dans des boutiques ayant pignon sur rue, au vu et au su de tous, et même parfois dans les hypermarchés, qui sont censés être plus rigoureusement contrôlés … On se souvient aussi de leurs soporifiques déclarations et de leurs menaces sans lendemain, et on comprend qu’en Tunisie, les gouvernements ne gouvernent pas et que les ministres font généralement de la figuration inutile, et que tout le monde, dans cet immense théâtre d’ombres qu’est devenu notre pays, tout le monde fait semblant et joue le rôle qui lui est assigné, tout en cherchant à gagner du temps… sans rien toucher, afin de durer.

Et dans cette mascarade à laquelle seuls les idiots continuent de croire en s’aveuglant eux-mêmes avec une touchante stupidité, nous sommes quelques uns dans ce pays à penser que les gesticulations ne sauraient tenir lieu de décisions et encore moins d’actions.

Tant que de grosses têtes ne sont pas tombées, il sera difficile de rappeler les Tunisiens à leur devoir envers la nation.

Et tant que l’impunité semble être garantie à tous par une sorte de foire d’empoigne nationale, où tout le monde corrompt tout le monde et tout le monde couvre tout le monde, l’omerta restera de rigueur. Quant à M. Saïed et à sa guerre contre la corruption, souhaitons-lui (et à nous tous) bonne chance !

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