Tunisie – Médecine : Huit années après les faits, la justice a eu la main lourde; sera-ce suffisant ?

Pour la première fois en Tunisie, un médecin anesthésiste réanimateur, un radiologue et un infirmier anesthésiste sont condamnés ensemble à de la prison ferme, pour des erreurs médicales graves. L’affaire est assez grave pour qu’on ne s’y arrête pas pour réfléchir aux moyens d’éviter d’exposer les malades autant que le personnel médical à l’erreur souvent fatale.

Par Dr Mounir Hanablia *

Pour un médecin plusieurs attitudes sont envisageables lorsque l’un ou plusieurs de ses collègues, après huit années de batailles juridiques acharnées, sont condamnés à de la prison ferme pour des erreurs médicales graves.

L’une est corporatiste, c’est celle de se lamenter en prétendant que bientôt tous les médecins auront émigré sous d’autres cieux s’ils continuent de servir d’exutoire au mécontentement général. Une autre est responsable, celle de se dire que la justice a suivi son cours sans haine ni passion et que la condamnation est à la mesure des dommages causés.

On ne peut évidemment envisager le problème sans considérer l’environnement général dans lequel les métiers de la santé s’exercent, qui est celui d’un pays en crise structurelle.

Les causes de dysfonctionnements médicaux

Il n’y a en général pas de normes de sécurité bien définies, et il n’y a personne pour veiller au respect de celles qui existent, cela est laissé à la seule appréciation du médecin.

Libéralisme oblige, le coût des actes médicaux varie autant en fonction de la fluctuation du dinar dont dépend le prix du matériel utilisé en général importé, ou de celui de l’électricité indexé aux aléas du marché mondial du gaz et du pétrole, qu’aux exigences financières des cliniques à la recherche de bénéfices ou des médecins dont les compétences sont proportionnelles aux honoraires exigés.

Ceci a une conséquence en ce sens qu’inévitablement, la tentation d’augmenter la marge bénéficiaire en diminuant les coûts s’avère irrésistible, et ceci se fait souvent au détriment de la sécurité requise. C’est d’autant plus vrai que la définition juridique de l’exposition non justifiée à un risque, constitutive en elle-même d’une faute pour peu qu’elle soit dénuée de conséquences, et justifiant ce que l’on appelle principe de précaution, n’existe pas dans le droit tunisien, qui statue uniquement en fonction du dommage subi.

C’est pourquoi on ferme généralement les yeux sur les négligences sans conséquences, ainsi d’ailleurs que sur les conséquences qu’on ne rattache pas à des négligences.

Comme par ailleurs le personnel paramédical non qualifié est en général préféré pour des raisons économiques évidentes, qu’il n’est ni formé ni motivé ni encadré, que souvent il n’est même pas éduqué, et que le directeur médical dont c’est la tâche de veiller à sa formation, préfère le fidéliser que l’indisposer, et est en règle occupé par des activités plus lucratives et par les affrontements et les rivalités qui forment la trame de la vie communautaire des médecins dans une clinique, le contexte ne se prête que peu à l’amélioration de la qualité du service et au respect de la prudence la plus élémentaire. Il s’y prête d’autant moins qu’il est commun que des praticiens soient en charge simultanément de plusieurs malades en cours d’anesthésie.

Force est de constater que les causes de dysfonctionnements médicaux ne manquent pas. Mais tout de même, lorsqu’un médecin anesthésiste réanimateur, un radiologue et un infirmier anesthésiste sont condamnés ensemble à de la prison ferme, le fait mérite qu’on s’y arrête.

Pour une réorganisation en profondeur du système

Apparemment, il s’agissait d’une exploration radiologique qui a mal tourné pour une raison inconnue. Conformément aux habitudes établies on aurait estimé l’acte suffisamment banal pour que le médecin anesthésiste réanimateur délègue aux fins d’anesthésie le seul infirmier spécialisé, et le médecin radiologue aurait procédé à l’exploration sans exiger la présence de son collègue, et il agirait ainsi depuis des années. Malheureusement, cette fois, les choses ont mal tourné, et la victime, un enfant, a gardé de l’exploration des séquelles neurologiques graves.

D’une manière tout à fait inhabituelle, après un véritable marathon, la justice a eu la main lourde, au pénal. Ceci a en tous les cas suscité suffisamment la crainte des médecins pour que désormais, tous les actes invasifs, y compris ceux qui ne nécessitent pas d’anesthésie générale, se fassent désormais en association, particulièrement dans le milieu de la cardiologie et de la radiologie interventionnelles.

Cependant ceci soulève évidemment plusieurs problèmes. Il est douteux que les médecins anesthésistes réanimateurs s’astreignent à un stand by lors des explorations estimées à risque. Ceci les lèserait sur le plan financier, sauf à bénéficier d’un tarif fixe avec ou sans anesthésie. Et il est douteux qu’ils acceptent désormais de ne plus s’occuper simultanément de plus d’un patient en salle d’opérations pour les interventions chirurgicales, ainsi qu’ils l’ont toujours fait, et qu’ils cessent de déléguer sous leur responsabilité les infirmiers anesthésistes, afin de pouvoir se consacrer eux-mêmes aux cas les plus lucratifs. Mais comme ils sont  en charge du réveil post anesthésie, et du post opératoire, qui constituent une part normale de leur activité, mais aussi des patients fatigués nécessitant une réanimation lourde (Covid ) qui ne devraient pas leur incomber, on les voit mal faire face aux contraintes imposées par la justice sans une réorganisation en profondeur, ainsi que la mise en œuvre et le respect de normes de travail.

Ceci devrait d’abord imposer la séparation de l’anesthésie réanimation de la réanimation médicale, qui n’a pu gagner ses lettres de noblesse, les réanimateurs médicaux n’ayant pas l’opportunité d’exercer leur spécialité dans les cliniques, parce que les médecins anesthésistes mieux introduits ne le veulent pas.

L’ambigüité est académiquement entretenue par l’adjonction du qualificatif de réanimateur à celui d’anesthésiste. Pourtant, les médecins anesthésistes seraient beaucoup plus disponibles s’ils se consacraient à leurs activités normales et s’ils acceptaient que les réanimateurs médicaux s’occupent de ce qui leur revient. Mais il serait faux de dire qu’ils disposent de toute la latitude nécessaire pour imposer des réformes si telle est bien leur volonté. Etant sous contrat avec les cliniques, ils doivent souvent se soumettre aux diktats des conseils d’administration dont les voies sont, comme celles du Seigneur, impénétrables. Et les conseils d’administration sont souvent plus soucieux d’exercer le pouvoir, sans se soucier des conséquences de leurs décisions.

Ainsi dans une grande clinique de la capitale, les administrateurs ont récemment investi 9 millions de dinars dans un appareil d’IRM neuf, alors que seulement trois radiologues y étaient en activité. Comme l’un des radiologues est parti en France, et que l’autre condamné par la Justice sera empêché d’exercer pendant un certain temps, l’établissement se retrouve avec un seul radiologue en activité.

Dans le même temps ce même conseil d’administration a pris la décision de recruter deux médecins anesthésistes réanimateurs supplémentaires sans même prendre la peine d’informer leurs collègues déjà en activité, alors que le taux d’occupation du bloc opératoire officiellement reconnu n’y est que de 23%. Autrement dit dans une clinique dont l’activité chirurgicale tourne au ralenti, tous les médecins anesthésistes réanimateurs vont être réduits à la portion congrue, et plusieurs envisagent d’émigrer sous des cieux plus cléments et de suivre les nombreux collègues qui les y ont déjà précédés.

Sécuriser les malades et protéger les médecins

Les erreurs médicales sont donc souvent révélatrices d’une désorganisation profonde du travail à laquelle la vénalité, la négligence, le favoritisme, l’excès du pouvoir et l’incompétence managériale ne sont pas étrangers.

Tant que la couverture politique existait, les dégâts étaient passés par pertes et profits. Comme apparemment elle n’existe plus (pour combien de temps?), la justice a pu sévir, et le message qu’elle a transmis aux médecins est clair, celui de les tenir pour responsables pour tous les dommages résultant de leurs activités.

Il est cependant douteux que cela suffise à convaincre les détenteurs du pouvoir médical et administratif dans les cliniques d’entreprendre les réformes, pas nécessairement coûteuses, à même de garantir la sécurité des malades, et de protéger les médecins contre les poursuites judiciaires.

* Médecin de pratique libre.

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