Maghreb : Kaïs Saïed met le feu aux poudres

La crise politique au Maghreb couvait comme le feu sous la cendre depuis une dizaine d’années. L’incident diplomatique provoqué par l’accueil officiel réservé par le président Kaïs Saïed au chef du Polisario à l’occasion de la tenue de la Ticad 8 à Tunis, les 27 et 28 août 2022, aura servi d’étincelle pour mettre le feu aux poudres. Quel gâchis ! Encore une fois, celui qui n’a que le mot «histoire» dans la bouche n’a pas retenu les leçons de l’histoire régionale. (Illustration: depuis Bourguiba et Hassan II, les relations entre la Tunisie et le Maroc ont toujours été cordiales).

Par Mondher Azzouzi *

La Tunisie et le Maroc ont toujours entretenu des relations privilégiées bien qu’ayant connu certains moments de froid à divers moments de l’histoire, notamment à cause du soutien appuyé de Bourguiba au séparatiste mauritanien, Moktar Ould Daddah, ayant abouti à la création de l’Etat indépendant de Mauritanie et dont ce dernier fût le premier président pour laisser place, par la suite, à des successions itératives de coups d’Etat.

Le précédent fût donc créé et je ne sais si Bourguiba avait raison d’agir ainsi, poussé à la fois par des raisons personnelles, notamment pour l’aversion qu’il avait envers Allal El Fassi, principale figure politique marocaine d’après l’indépendance, considéré comme le symbole du mouvement de libération nationale marocaine et fondateur du parti Al Istiqlal, qui avait établi avec Bourguiba une relation d’animosité profonde, depuis le séjour manqué du leader tunisien au Caire. Ce dernier était obsédé par l‘exiguïté du territoire de la Tunisie, comparée aux pays voisins, dont celle du royaume marocain, dont il cherchait à réduire la superficie, disent certains. Ce qui avait provoqué l’ire du roi Mohammed V et  les relations entre les deux pays en pâtirent un moment.

Il a fallu l’entregent de Bourguiba pour parvenir à renverser la tendance à la mort de Mohammed V en décidant d’assister aux obsèques du défunt roi comme un «frère» venu à Rabat pour recevoir, en personne et au premier rang, les condoléances des chefs d’Etat, aux côtés du futur roi Hassan II et de son frère, le prince Moulay Abdallah.

Bourguiba tenait en effet au raffermissement des relations avec le Maroc et l’incident mauritanien était clos, pour qu’une nouvelle page soit ouverte dans l’histoire des deux pays devenus très proches. Entre autres conséquences, et celle-ci est voulue par le président tunisien, sans qu’il en ait parlé clairement : le soutien du royaume chérifien aux «yousséfistes» (les partisans de Salah Ben Youssef, adversaire absolu de Bourguiba) a du coup cessé.

«Hassan, ton père a besoin de toi», dit Bourguiba

Allal El Fassi relégué au second plan par de jeunes successeurs, les fondateurs du parti de l’USFP devenus des figures politiques de gauche de stature mondiale, dont Mehdi Ben Barka, Omar Ben Jelloun, Abderrahim Bouabid, Abdellah Ibrahim, Abderrahmane El Youssoufi, etc., a aussi joué un rôle dans le changement d’attitude de Bourguiba, car ces derniers lui rappelaient sa jeunesse et ses rapports avec la gauche sous la Quatrième République en France, dont il demeurait nostalgique.

Autre conséquence : Bourguiba ne tarda pas à abandonner son idée de rééquilibrage de la superficie des pays maghrébins à la faveur de la décolonisation puisqu’il renonça à réclamer à l’Algérie de Boumediene la restitution d’une partie de l’est algérien, annexée injustement par Napoléon III, un siècle plus tôt. Il craignait, manifestement, la réaction du dictateur algérien, capable de représailles vis-à-vis du régime de Bourguiba qu’il ne portait pas du tout dans son cœur et qui le lui rendait parfaitement bien. Mais le Zaïm n’était pas homme à se laisser abattre pour si peu, et sans dire son dernier mot.

Pour faire barrage à l’expansion de l’encombrant voisin de l’ouest, qui ne s’était pas gêné de s’emparer de Tindouf, au Sahara, Bourguiba avait agi par Maroc interposé pour prendre fait et cause en faveur de la marocanité du Sahara occidental appelé Rio di Oro à l’époque de l’occupation espagnole. Au passage, il se racheta de l’offense faite au royaume chérifien en soutenant l’autonomie de la Mauritanie. Il a aussi exprimé clairement ce qu’il pensait du régime militaire algérien, qui soutenait alors les opposants tunisiens réfugiés chez lui et que Bourguiba suspectait fortement d’avoir inspiré le coup d’Etat militaire qui avait failli l’emporter.

Bourguiba était certes rancunier, mais sans se déparer de son pragmatique. Aussi veillait-il scrupuleusement à l’équilibre diplomatique, juste pour éviter l’affrontement direct. Le commando qui avait pris d’assaut la ville de Gafsa, en 1980, armé par le Libyen Kadhafi, pour tenter de renverser le régime de Bourguiba, était entré en Tunisie à travers la frontière algérienne. Cette complicité algérienne ne faisait pas de doute dans l’esprit du président tunisien qui fit immédiatement appel au soutien de Hassan II, roi du Maroc, en lui disant : «Hassan, ton père a besoin de toi».

«Non la Tunisie ne mourra jamais», répond Hassan II

Et ce sont les Forces armées royales (FAR) et l’aviation militaire du Maroc qui sont venus au secours de la modeste armée tunisienne. Le Maroc sauva la Tunisie pour entendre Hassan II répondre à un journaliste français : «Non la Tunisie ne mourra jamais».

Entretemps, le Maroc avait décidé de récupérer le Sahara occidental abandonné par les Espagnols. Il pensait (et pense toujours) que ce territoire lui revenait de droit, et ceci est un fait historique indéniable. Ce sur quoi Boumediene, au sommet de la Ligue arabe tenu à Rabat, avait manifesté non seulement son accord mais également son soutien au Maroc, en lui demandant d’aller plus loin en demandant aux Espagnols la restitution de Ceuta et de Melilla, deux enclaves en plein territoire marocain au bord de la Méditerranée et encore sous administration espagnole à ce jour.

Face au refus espagnol de céder à la demande légitime du Maroc, Hassan II, en stratège doté d’une intelligence exceptionnelle, organisa une énorme manifestation populaire pacifique partie de tout le Maroc en direction du Sahara appelée «Marche verte» qui fût un grand succès. Dans le même temps, il menait une offensive diplomatique au sein de l’Onu et auprès des chancelleries européennes pour finir par avoir gain de cause et faire céder l’Espagne qui lui remit le Sahara avec Laâyoun comme ville capitale et chef lieu du Sahara. Et le désert allait devenir un quasi-paradis pour à peine 60 000 citoyens nomades qui étaient difficile à sédentariser.

Voilà que naquit de nulle part un mouvement indépendantiste dont personne n’avait jamais entendu parler auparavant, qui se fit appeler le Polisario et qui militerait pour l’indépendance du Sahara occidental, soutenu exclusivement par l’Algérie, qui a subitement changé d’avis, pour exiger l’autodétermination de ce peuple de nomades …

Organisés en guérilla de mercenaires à la solde, avec une antenne radio à Alger, ces guérilleros, qui ne s’étaient jamais pris aux colons espagnols auparavant, avaient pris pour unique cible la monarchie alaouite.

L’Algérie de Boumediene, sous le prétexte fallacieux du droit à l’autodétermination des peuples, et de nomades dans le cas présent, avait ouvert un front avec le Maroc et lui livra une guerre fratricide dont les dégâts furent importants des deux côtés. Hassan II gagna la guerre sur le terrain et, à un degré moindre, sur le plan diplomatique.

En effet, et mis à part l’OUA, dont les Etats membres ont voté favorablement à la proposition algérienne, aucune instance internationale ne reconnaît le Polisario, dont l’Onu qui ne considère pas le Sahara occidental comme étant un territoire autonome. Un camouflet pour l’Algérie qui n’a même pas réussi à le faire admettre au sein de la Ligue arabe ni à le faire reconnaître par un seul pays arabe.

L’Algérie prise à son propre piège

Hassan II avait fait sensation lors du congrès de l’OUA tenu à Nairobi en 1982 pour prendre tout le monde de cours lors de son allocution en déclarant accepter un vote référendaire de ce peuple pour l’autodétermination sous l’égide de l’Onu. Les Algériens, ne trouvant plus aucune excuse ni issue, manifestèrent leur refus d’une manière déguisée pour invoquer un prétexte farfelu. Ils exigèrent, pour ce faire, que les autorités marocaines administratives et sécuritaires évacuent d’abord le territoire sahraoui, en avançant également un nombre des nomades concernés par le référendum six fois plus élevé que celui recensé par l’Onu, incluant soi-disant les Sahraouis de la diaspora ainsi que les réfugiés en Algérie. Or, les Sahraouis réfugiés en Algérie sont essentiellement ceux de Tindouf, faisant partie du Sahara occidental annexé par l’Algérie suite à la guerre entre les deux pays après l’indépendance du territoire. Il aurait donc fallu inclure Tindouf dans le référendum d’autodétermination et restituer cette région au Polisario.

L’Algérie se trouva donc ainsi prise à son propre piège. Car quand on prône l’union des peuples et qu’on commence par fragmenter les pays en voulant créer des mini-Etats, on n’est plus dans la cohérence des idées, mais dans l’agitation nassérienne qui procédait d’ailleurs de la même manière, la division étant souvent présentée comme une tentative de réunification.

La Tunisie «nassérisée» par Kaïs Saïed

Le rôle d’un pays comme la Tunisie face à un tel conflit est d’abord de ne pas se déjuger, car les engagements des prédécesseurs doivent être respectés par leurs successeurs à la tête de l’Etat. Même du temps de Ben Ali, et malgré un froid dans les relations entre les deux pays, en raison de l’antipathie profonde que vouait Hassan II à l’ancien président tunisien, ce dernier n’était pas revenu sur la position arrêtée par la Tunisie au sujet du Sahara marocain.

Ensuite, il faut impérativement veiller à faire valoir la modération par la médiation et non succomber à la tentation de l’appât tendu par celui qui nous met la pression pour que l’on se range exclusivement de son côté.

La vérité c’est que depuis dix ans l’Algérie se mêle de très près des affaires de la Tunisie et tient à la mettre sous sa coupe. Ceci est allé jusqu’à entendre en public le président algérien actuel tenir des propos sur la marge de progression de la démocratie en Tunisie, et pour s’immiscer dans ses affaires internes et se permettre même des conseils comme un tuteur légal ou de plein droit.

Il est également étonnant que la position de ce pays voisin n’ait pas changé ou du moins évolué depuis la disparition de Boumediene. Les successeurs de ce dernier ont quasiment tous été dans le même moule pour faire de ce différend avec le Maroc un élément central de leur politique étrangère. Alors que la politique économique de Boumediene a été abandonnée pour avoir connu un échec cuisant et que les Algériens, malgré la richesse de leurs ressources naturelles, demeurent dans la difficulté de vie au quotidien.

La Tunisie, et sans se mêler des affaires internes d’aucun pays, doit respecter ses engagements antérieurs dans la neutralité et à égale distance de ses deux voisins. Pour expliquer que l’escalade dans ce conflit ne sert les intérêts de personne du fait que tout le monde en sort perdant.

Le président Kaïs Saïed n’avait pas à sortir des rangs et à faire exception en allant en personne au contact d’un président fictif à la tête d’un Etat virtuel. Il aurait dû anticiper le mouvement pour raffermir les relations avec le Maroc et expliquer aux Marocains que les représentants de la RASD ont été conviés par l’OUA et le Japon, le pays promoteur principal de la conférence.

La Tunisie aurait dû aussi œuvrer à consolider ses relations avec le royaume alaouite en suscitant des visites au plus haut niveau de l’État entre les deux pays. Tout en faisant de même avec les Algériens qui doivent comprendre que nous n’avons pas pour tradition d’afficher nos préférences entre nos partenaires et amis. Un ministre ou un haut commis de l’Etat aurait suffi pour accueillir le représentant d’un mouvement dissident qui s’est autoproclamé chef d’Etat, sans Etat.

Il faut avouer que notre rapprochement trop appuyé de l’Algérie nous a trop éloignés du Maroc pour nuire à l’équilibre de l’UMA, déjà fragilisé. Ce d’autant que dans la conjoncture difficile que nous traversons, nous ne pouvons nous permettre de perdre l’amitié d’un pays comme le Maroc.

* Médecin cardiologue.

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