Célébrité et compétence à travers Wikipédia : des exemples tunisiens  

Du point de vue de la logique, on pourrait s’attendre à ce que la première de ces notions  – la célébrité – soit la conséquence exclusive et nécessaire de la seconde  – la compétence -. Consultons, à ce propos, le site Wikipédia, moyen actuellement incontournable pour être informé de façon immédiate et rapide, sur la biographie et  les œuvres de personnes s’étant distinguées dans divers domaines, à travers le monde. Respecte-t-il scrupuleusement ce lien que l’on voudrait être de cause à effet, entre la compétence et la célébrité ? (Illustration: Brahim Kassas, Sonia Ben Toumia, Anouar Attia et Amor Cherni).

Par Jamila Ben Mustapha *

Nous nous contenterons de prendre l’exemple de 4 Tunisiens, pour voir s’ils figurent ou non sur ce site : il s’agit, d’une part, d’anciens députés, Ibrahim Kassas et Sonia Toumia, de l’autre, d’auteurs qui ont multiplié la production de livres ces dernières décennies, comme Anouar Attia et Amor Cherni.

Ibrahim Kassas et Sonia Toumia ont beaucoup fait parler d’eux à la suite de leurs interventions déchaînées, et souvent comiques, lors des débats de l’Assemblée Constituante. Le premier figure plutôt brièvement sur le site Wikipédia en arabe, et un peu plus, en français. Sonia Toumia est décrite plus longuement sur le même site, en français, en arabe et même, succinctement, en anglais.

La notoriété n’est pas toujours synonyme de compétence

Ce qu’ils évoquent généralement pour les Tunisiens, c’est – après la Révolution qui a vu surgir quelques figures jusque-là totalement inconnues du public -, l’image d’êtres que leur manque de formation politique n’a pas empêché de sortir de l’anonymat et qui se sont fait connaître par les Tunisiens, grâce à la télévision, en tant que députés, de 2011 à 2014. Ils font partie de ces personnages qui ont fait naître en nous, à la fois, l’exaspération pour leur assurance non justifiée par une réelle compétence, et l’amusement. Ils ont disparu bien vite, une fois leur mandat terminé, et on ne parle plus d’eux.

Par contre, Anouar Attia et Amor Cherni sont des universitaires qui ont publié chacun, une dizaine de livres, des romans pour le premier, et des études philosophiques pour le second. Tous deux brillent par leur quasi-absence sur Wikipédia, Amor Cherni étant évoqué seulement en une seule phrase sur le site en langue arabe.

À la lumière de  ces données, notre question est la suivante : quels sont les critères qui font que Ibrahim Kassas et Sonia Toumia figurent sur le site Wikipédia,et (presque) pas, Anouar Attia  et Amor Cherni ?

On peut immédiatement constater que la pratique de la politique, même si on l’exerce de façon médiocre, garantit à la personne la notoriété et de grandes chances de paraître sur Wikipédia. Mais on ne doit pas oublier, non plus, à côté de la politique, la présence aussi, sur le site, de personnalités qui appartiennent à d’autres domaines intéressant le grand public, tels que le sport et la chanson de variété.

L’influence perverse des médias

C’est comme si, plus le domaine exercé est populaire, intéresse un grand nombre d’individus, grâce notamment au fait d’être relayé par des médias comme la télévision et internet, plus la chance de figurer sur Wikipédia est grande.

Par contre, si l’on considère des domaines compréhensibles seulement par l’élite comme la philosophie, la recherche scientifique, la littérature, et qui nécessitent la lecture d’articles et de livres, on remarque que leur diffusion est limitée, surtout s’ils sont rédigés en français – dont la maîtrise diminue parmi les jeunes  Tunisiens -, et non en arabe, qui est la langue nationale du pays.

Par ailleurs, si l’une des caractéristiques de la compétence est la capacité à l’autocritique, et donc la discrétion plutôt que l’utilisation des techniques de publicité pour promouvoir sa propre personne, il en résulte cette conséquence malheureuse qu’elle ne favorise pas la célébrité que pourtant elle mérite. De tous temps, il y a eu des personnes médiocres qui ont joui d’une reconnaissance sociale, et des auteurs talentueux et novateurs, méconnus de leur vivant comme, en Tunisie, Abou El-Kacem Chebbi et Tahar Haddad.

Il ne faut pas oublier non plus la concurrence très sérieuse que, partout dans le monde, les productions écrites se trouvant sur internet font maintenant à celles existant sur papier, même parmi des générations comme les nôtres qui ont été nourries par lui.

Le niveau d’instruction a augmenté, l’utilisation du livre a reculé

Et qu’en est-il, justement, de l’utilisation du livre? S’est-elle développée  comme on aurait pu s’y attendre, avec l’augmentation générale du niveau d’instruction ? Voit-on souvent des jeunes penchés sur une page écrite, eux que l’on voit dans nos rues, connectés  invariablement sur leur portable? Reconnaissons que si le niveau d’instruction a augmenté, l’utilisation du livre a reculé. Faut-il le déplorer?

Loin de nous l’idée de rejeter un moyen inouï d’accès à l’information et au savoir qu’est internet – à côté d’autres fonctions qu’il rend possibles comme la communication -, et qui nous permet, par exemple, de parcourir des dictionnaires et des encyclopédies, sans être obligés de subir, à chaque fois, leur poids physique pour les déplacer et les amener à nous.

 Mais, force est de reconnaître qu’avec le développement des médias utilisant l’écran, on pourrait dire en schématisant, qu’il y a une célébrité qui se manifeste au présent, avantageuse pour son récipiendaire mais quelquefois destinée à mourir avec lui, et une célébrité justifiée par la qualité de l’œuvre proposée, inexistante souvent dans l’immédiat, mais qui se dévoilera nécessairement à long terme. Cela n’empêche pas, bien entendu, des personnes méritantes de la connaître au présent comme au futur.

On peut aussi remarquer que ce qui distingue le site Wikipédia qui est (ne l’oublions pas) le produit de la contribution des internautes) des encyclopédies classiques, c’est que le premier retient aussi la popularité comme critère de sélection des personnes qu’il distingue, même si la qualité ne suit pas – ce que nous a montré l’exemple de nos deux députés –, alors que les secondes considèrent uniquement la valeur scientifique des contributions qu’elles retiennent.

* Universitaire et écrivaine.

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