Nedra Ben Smail, l’hyménoplastie et la libération sexuelle en Tunisie

La thèse de la psychanalyste tunisienne Nedra Ben Smail sur l’hyménoplastie (ou la reconstruction de l’hymen avant le mariage) est que cette opération avait une portée ambivalente, dans la mesure où elle conciliait deux choses qui paraissaient incompatibles de prime abord : l’archaïsme de la diabolisation du sexe avant le mariage entretenue par l’ordre patriarcal et la liberté sexuelle des femmes. Les choses ont-elles vraiment changé après la «révolution» de 2011 et la libération de la parole publique qu’elle a engendrée ?

Par Mohamed Sadok Lejri *

J’ai pris du plaisir à écouter Nedra Ben Smaïl. Cette psychanalyste est passée, avant-hier, mardi 4 octobre 2022, sur les ondes de RTCI pour présenter son dernier ouvrage ‘‘Ecoutez vos enfants’’ qui vient de paraître aux Editions Cérès, à Tunis.

L’animateur de l’émission, notre ami Hatem Bourial, à la vingt-sixième minute de l’entrevue (lien disponible ci-dessous), est revenu sur le livre qu’elle avait publié en 2012 et qui a rencontré un franc succès auprès des lecteurs francophones : ‘‘Vierges ? La nouvelle sexualité des Tunisiennes’’. Nedra Ben Smaïl a précisé que cet ouvrage tournait autour de l’opération qui permet la reconstitution de l’hymen, plus que de la virginité en elle-même.

Sa thèse est que l’hyménoplastie avait une portée ambivalente, dans la mesure où elle conciliait deux choses qui paraissent incompatibles de prime abord : l’archaïsme de la diabolisation du sexe avant le mariage entretenue par l’ordre patriarcal et la liberté sexuelle.

Le contournement de l’injonction sociale

En effet, la psychanalyste a expliqué que l’hyménoplastie était très répandue à cause de l’archaïsme de l’injonction sociale qui consistait à imposer aux femmes la virginité jusqu’au mariage et, en même temps, cette opération chirurgicale permettait à de nombreuses femmes d’avoir une vie sexuelle et amoureuse avant le mariage.

Ainsi, les jeunes femmes, grâce à la sécurité qui leur était offerte par la médecine, sachant qu’elles pouvaient «recouvrer leur virginité» quelques jours avant le mariage, s’autorisaient des relations sexuelles en dehors du cadre légal du mariage; d’où la «liberté» dont parle Nedra Ben Smaïl.   

Je trouve que le mot «liberté» n’est guère approprié dans le cas d’espèce. Ce n’est pas parce que ces filles ont des rapports sexuels avant le mariage que l’on peut parler de «liberté sexuelle»; l’hyménoplastie est juste un tour d’escamotage qui évite quelques problèmes à la fille et à sa famille. Même si certaines filles franchissent le pas en se disant que, plus tard, quelques points de suture leur éviteront le scandale, il ne s’agit nullement et en aucun cas de liberté. Ce n’est pas le terme idoine. 

Liberté publique, héritage culturel et rapport au corps

Les allégations que Nedra Ben Smaïl a formulées dans la foulée des explications ci-haut décrites me semblent encore plus erronées. Elle estime que les choses ont vraiment évolué depuis les années 2000. Elle pense que la révolution a libéré la parole des Tunisiens, changé leur rapport au corps et à la sexualité et qu’elle a produit en eux une solide conviction des libertés individuelles.

Elle estime aussi que toute une génération, soit les jeunes qui ont aujourd’hui 18/20 ans, a été élevée dans la liberté et que son rapport au corps et à la sexualité est moins régi par les tabous et les interdits. Elle est allée jusqu’à prétendre que la question de la virginité des filles est «tombée en désuétude». C’est peut-être vrai dans certains milieux, et encore. Une chose est sûre, dès que l’on s’éloigne de la capitale et des grandes villes côtières, on est en butte aux mentalités sclérosées.

Je ne suis pas tout à fait d’accord avec Nedra Ben Smaïl, et pour cause : ses allégations concernant la jeune génération me semblent dénuées de fondement. J’estime que l’émancipation sexuelle passe par un travail intellectuel intrinsèquement révolutionnaire. Le passage à la liberté sexuelle est sous-tendu par une philosophie qui rompt avec le passé, notamment avec certains «principes éternels» et une «loi divine intangible et indiscutable».

Or nos jeunes ne sont pas assez outillés intellectuellement pour provoquer une rupture épistémologique et se départir de traditions séculaires chargées d’un lourd héritage culturel. Ils pourront se montrer un tantinet plus émancipés que leurs aînés, mais je pense que, comme toutes les générations qui les ont précédés, ils passeront une partie de leur vie à composer avec les tabous et les interdits, à faire une chose tout en prônant son contraire, et ce, sans procéder à une destruction symbolique des carcans culturels et intellectuels pour que s’épanouissent librement leurs sains désirs. Pour que cette destruction puisse avoir lieu, une transmutation intellectuelle et culturelle s’impose.     

L’émancipation sexuelle n’est pas pour demain

Autrement, ce serait de la consommation du sexe, et non une liberté sexuelle digne de ce nom et en rupture avec les vieux dispositifs fondés sur l’interdit et la répression. D’ailleurs, ceux qui consomment du sexe sans être pourvus d’une assise philosophique et intellectuelle suffisamment solide peuvent, du jour au lendemain, changer radicalement de mode de vie et sombrer dans la dévotion outrée et quasi fanatique. Et les exemples n’en manquent pas en Tunisie !

Pourquoi la liberté sexuelle ne serait-elle pas pour demain ?

Il faut, avant toutes choses, voir dans quelle société et dans quelle aire culturelle nous vivons. Les femmes ne peuvent revendiquer le contrôle ou la possession de leur propre corps. Les femmes ne peuvent pas encore exprimer leur sexualité aussi librement que les hommes en arguant qu’il s’agit d’une relation entre deux adultes libres et consentants.

Nous vivons dans une société où le sexe qui se pratique en dehors du cadre légalo-charaïque du mariage est encore condamné moralement et pénalement. Dans l’inconscient collectif, les relations sexuelles avant le mariage sont encore considérées comme une appropriation sexuelle illégitime du sexe de la femme. Par conséquent, lorsqu’une fille acquiert la réputation d’avoir facilement et fréquemment des relations sexuelles, sa valeur d’échange sur le marché des alliances et des transactions matrimoniales se déprécie.

Le sexe avant le mariage est encore considéré sous l’angle d’une faute commise à l’égard de la société. C’est interprété en termes de mauvaises mœurs et considéré comme une faute morale. D’ailleurs, en parlant de faute, toute la société, à commencer par les jeunes dont parle Nedra Ben Smaïl, emploie volontiers le terme «faute» («ghalta») pour décrire tout rapport sexuel avant le mariage. Je ne vois pas nos jeunes précéder à un travail de déconstruction sociolinguistique afin qu’ils se libèrent de ce champ lexical stigmatisant et qui contribue fortement à la perpétuation de cette vision machiste qui est encore très présente dans notre aire culturelle dite «arabo-musulmane».

Quand Nedra Ben Smaïl estime que la révolution a libéré la parole et changé notre rapport au corps et à la sexualité, cela me laisse dubitatif. Il est vrai que ces dix dernières années se sont distinguées par une liberté de ton inhabituelle, il n’en reste pas moins que c’est le discours des névrosés qui veulent couper court à toute allusion sexuelle qui sévit en maître dans les médias audiovisuels.

Plaisir du corps et pudibonderie sociale

Il suffit de se remémorer la polémique suscitée par le look décontracté de la danseuse orientale de la cérémonie d’ouverture du Championnat arabe des clubs de handball. Les médias tunisiens ont poussé la pudibonderie jusqu’à publier des images floutées de la danseuse en question (une pratique largement répandue chez les bédouins du Proche-Orient).

Pas plus tard qu’avant-hier, l’Association du Festival international de la fête du Mouled a publié un communiqué de presse dans lequel elle présentait ses excuses auprès du public. En effet, à Kairouan, des filles habillées en jebba s’étaient livrées à une danse qui a été jugée lascive par les Tunisiens. Ce qui a valu aux danseuses et au producteur du spectacle une volée de bois vert, sous-prétexte qu’il s’agissait de la célébration d’une fête religieuse.

Souvenons-nous aussi, à ce propos, du tollé qui a été observé à la suite du baiser qui est passé sur El-Hiwar Ettounsi ou de la manière dont a été traitée la question de l’éducation à la sexualité en milieu scolaire. Les tenants du projet, afin d’apaiser le courroux des endeuillés du slip, n’ont cessé de rabâcher que leur but était d’apporter aux élèves des informations objectives et des connaissances scientifiques.

Il faut comprendre que, sous nos cieux, le sexe ne doit jamais être évoqué comme un plaisir. Le seul discours sur la sexualité qui est plus ou moins toléré, c’est celui où l’on évoque la chose en termes de procréation humaine. L’évocation du plaisir sexuel en public est tout bonnement diabolisée et déclenche des réactions très agressives.

En écoutant les médias tunisiens, et au moment où l’on s’y attend le moins, on tombe souvent sur des personnalités publiques, connues pour leur progressisme et leur ouverture d’esprit, véhiculant un discours conforme à la doxa, voire reproduisant insidieusement des schémas traditionnels et aliénants destinés à conforter la populace dans ses certitudes.

Par exemple, il y a de cela quelques jours, sur les ondes de IFM, dans l’émission La rue du tribunal, l’acteur Mohamed Sayari, esprit libre et grand défenseur de la laïcité devant l’Eternel, n’a pas manqué d’insérer des propos réprobateurs et moralisateurs dans les passages du texte qui soulignaient que le jeune tueur dont il parlait vivait avec sa copine sous le toit des parents de cette dernière.

Il serait utile de préciser que le texte lu par Mohamed Sayari a été rédigé par Imed Ben Hamida, un journaliste-dessinateur qui éprouve une aversion totale pour les islamo-conservateurs. D’ailleurs, IBH s’en donne à cœur joie aussi bien dans ses dessins que dans ses chroniques hebdomadaires. En revanche, sur IFM, Mohamed Sayari et Imed Ben Hamida se doivent d’être conformes à la doxa sociale. C’est vous dire la puissance du conformisme en Tunisie et de la violence sournoise qui se dissimule derrière le discours qui invite à ne pas choquer le public. 

En somme, je ne vois pas les jeunes d’aujourd’hui, ceux qui ont moins de trente ans, une génération de «fréret» ** qui a grandi dans la médiocrité et le conformisme intellectuel le plus grotesque, revendiquer leur droit au plaisir avant le mariage et se libérer sexuellement. Ils n’ont pas le bagage intellectuel nécessaire pour remettre en question un système de valeurs séculaires très pesant et pour braver des dogmes et des principes encore très vivaces et des plus vénérés.

A mon humble avis, les jeunes d’aujourd’hui risquent de reproduire le même schéma que celui de leurs aînés. Ils ne sont pas près d’expédier aux chiottes les principes qui légitiment la censure qui se pratique au nom de la morale et de la religion et ne peuvent avoir une conception de la sexualité autre que celle qui est téléologiquement orientée vers la reproduction.

* Universitaire.

** Fréret : pluriel de frér. Nom commun/masculin. Jeunes Tunisiens décérébrés, âgés de moins de trente ans et qui, malgré des apparences pleines de désinvolture, sont rongés par la rancœur et l’aigreur. Ces jeunes dont la mentalité est largement inspirée de la sous-culture des quartiers populaires de Tunis sont d’un conformisme intellectuel et moral étroit. Sous le vernis d’une modernité de façade (cheveux kératinés, pantalon au-dessous des fesses, usage abusif des technologies de communication, etc.), les fréret cachent une vulgarité et une agressivité importées des stades de football, mais aussi des idées rétrogrades et extrémistes qu’ils n’hésitent pas à faire prévaloir de façon ponctuelle. Le système de valeurs duquel ils se réclament est en inadéquation avec leur look et mode de vie.

Lien de l’interview.

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