‘‘Sous l’étendard du prophète’’: les tribulations du salafisme jihadiste en Tunisie

Les liens établis entre la mouvance salafiste jihadiste et le parti Ennahdha ne seront probablement jamais exposés, l’Etat se refusant toujours à faire toute la lumière sur ce qui continuera à être l’un des secrets les mieux gardés de la Tunisie actuelle. (Illustration : Quand Abou Iyadh recrutait librement les jihadistes en Tunisie en 2011-2012).

Par Dr Mounir Hanablia

Le terme arabe «Oqab», choisi comme titre par l’auteur du livre, désigne l’étendard du prophète Mohamed déployé lors des batailles contre ses ennemis. Il est devenu l’emblème des organisations terroristes, telle Daech.

Cependant la bataille du Oqab, qui s’est déroulée en 1212 en Espagne près de la place forte du même nom, constitua la déroute monumentale des armées des Almohades battues par celles réunies de Castille, d’Aragon, de Navarre, et du Portugal. Elle fut le grand tournant militaire annonçant la fin de la présence musulmane en Espagne.

Le grand étendard almohade saisi par les vainqueurs après la bataille, appelé le Pendon, se situe toujours dans un monastère de Burgos. Cela témoigne de toute l’ambiguïté du jihadisme contemporain, se référant à des symboles antiques pour rétablir la suprématie musulmane mondiale et qui n’a fait qu’aller d’une défaite à une autre après avoir occasionné des torts considérables aux musulmans.

Quand la dictature fait le lit du jihadisme

Comment le jihadisme est-il né en Tunisie ? Il y a bien une référence locale issue du wahhabisme saoudien nommée El-Khatib El-Idrissi qui fait autorité, qui sur le plan doctrinaire n’a rien apporté de nouveau, et contrairement à d’autres cheikhs salafistes jihadistes, n’a pas fini par reconnaître le caractère erroné de la voie suivie.

En réalité, et contrairement à ce que l’on pense, c’est durant l’époque de Ben Ali que le mouvement a commencé à faire des adeptes, à se structurer, notamment dans les prisons, quand sur de simples dénonciations pas toujours fondées, les jeunes surfant sur les sites internet du jihadisme étaient envoyés en vertu des lois antiterroristes.

Il y aurait eu jusqu’à 2000 jeunes salafistes en prison du temps de la dictature et cela n’a pas peu contribué à les radicaliser, mais durant cette époque l’Etat tunisien n’a officiellement du moins jamais fait la distinction entre le parti Ennahdha et le salafisme, et cela n’a pas peu contribué à surprendre l’opinion publique tunisienne lorsque après la révolution de 2011, les membres de cette mouvance sont apparus au grand jour, lors de leurs rassemblements à Soukra puis à Kairouan.

Toujours est-il que du temps de Ben Ali, d’autres jeunes fuyant la répression s’étaient établis en Europe ou avaient rejoint les brigades internationales islamiques établies à Peshawar au Pakistan dans les camps financés par les services secrets saoudiens et américains, ou bien s’étaient engagés dans Al-Qaïda de Oussama Ben Laden, et s’étaient enfuis au début de l’intervention militaire américaine en Afghanistan. La guerre avait d’ailleurs été précédée par l’assassinat par deux Tunisiens détenteurs de passeports belges, Abderrazak Dahmen et Rachid Bouraoui, et se faisant passer pour des journalistes, du Lion du Panshir, le commandant Ahmed Shah Massoud, héros de la résistance contre les Soviétiques.

De l’attentat de Djerba et la naissance de Ansar Charia

En 2002, un attentat était perpétré par un jihadiste radicalisé selon toute vraisemblance durant un séjour en Europe et en Afghanistan, Nizar Naouar, contre la synagogue de la Ghriba, faisant une douzaine de morts et une quarantaine de blessés. Peu avant son acte il avait téléphoné, en usant d’un appareil  sophistiqué très spécial, à un Allemand musulman, ainsi qu’à Khaled Echeikh Mohamed, un Pakistanais impliqué dans les attentats du 11-Septembre. Les liens avec les communautés jihadistes disséminées dans le monde étaient ainsi établis. 

En 2003, année de l’agression américaine et de l’occupation de l’Irak, Seifallah Ben Hassine alias Abou Iyadh, qui s’était en 2001 enfui de Jalalabad en Afghanistan, avait été intercepté par les Turcs et livré à la police de Ben Ali qui l’avait interrogé, selon lui sans le soumettre à la torture, et il avait été jugé puis incarcéré pendant 8 ans en Tunisie, jusqu’à la révolution de 2011, où il avait été libéré en vertu d’une grâce constitutionnelle, et il avait fondé le mouvement Ansar Charia.

Abou Iyadh a reconnu que beaucoup de jeunes étaient allés se battre en Irak, dont Yusri Triqi, celui-là même qui avait été exécuté par les autorités irakiennes en 2012 après avoir été jugé pour des attentats meurtriers et la destruction de lieux saints chiites.

Ainsi les jeunes partis se battre là bas du temps de Ben Ali, pas plus que ceux qui le feraient plus tard en Syrie du temps d’Ennahdha, ne l’avaient fait pour la bonne cause. Quant au maquis de Soliman de 2007, venu d’Algérie, c’est une imprudence de l’un de ses membres, allé voir sa famille, qui l’aurait fait découvrir.

On ne saura jamais pourquoi Abou Iyadh n’a pas été livré aux Américains et rejoint Guantanamo, ni ce qu’il a fait entre 2001 et 2003. Il aurait été torturé en Turquie par la police d’Erdogan. On ne saura pas non plus pourquoi les jihadistes ont attaqué l’Etat alors qu’ils avaient déclaré considérer la Tunisie comme une terre de propagande et non de combat. Toujours est-il que Kamel Gadhgadhi et Boubaker El-Hakim, les assassins présumés de Chokri Belaid et Mohamed Brahmi, en 2013, qui ont été tués lors d’affrontements, le premier en Tunisie et le second en Syrie, étaient des membres du mouvement d’Abou Iyadh, depuis lors considéré comme terroriste par Ennahdha qui l’avait autorisé, malgré les protestations de quelques uns de ses membres les plus éminents, tels Habib Ellouze.

Le groupe Ansar Charia avait été accusé d’avoir fomenté l’attaque contre l’ambassade américaine de Tunis en 2012 mais la police sous l’autorité de Ali Larayedh, le ministre de l’Intérieur d’Ennahdha, avait à tout le moins été laxiste en s’abstenant de disperser la foule en colère qui manifestait contre un film américain jugé blasphématoire, 24 heures après l’incendie de l’ambassade américaine à Benghazi et la mort par asphyxie de l’ambassadeur J. Christopher Stevens. Le prix à payer pour cet incident a été lourd pour la Tunisie.

Les liens inavoués entre Ennahdha et Ansar Charia

Quant on pense que la première manifestation salafiste publique s’était déroulée en 2011 durant le gouvernement provisoire de Béji Caïd Essebsi à 50 mètres du ministère de l’Intérieur devant le cinéma Afrik’Art à l’occasion de la projection du film de Nadia El Fani, ‘‘Ni Dieu ni Maître’’ (un slogan anarchiste du temps de Bakounine), on ne pourra que se poser des questions sur le caractère prévisible des comportements des groupes se réclamant du jihad. Mais cette manifestation avait mobilisé l’opinion publique qui quelques semaines plus tard assurerait le triomphe aux élections de la Constituante du parti Ennahdha.

Les liens établis entre la mouvance jihadiste et le parti Ennahdha ne seront probablement jamais exposés, l’Etat tunisien se refusant toujours à faire toute la lumière sur ce qui continuera à être l’un des secrets les mieux gardés du pays.

Cependant, après 2011 les jeunes tunisiens ont commencé à émigrer ouvertement et massivement, à l’appel des imams des mosquées, en Syrie via la Turquie pour se battre dans les rangs de Jabhat Al-Nosra ou Daech, contre Bachar «l’impie», contrairement à ceux qui du temps de Ben Ali partaient se battre en Irak, et il s’agit là d’un autre tabou sur lequel l’Etat tunisien actuel préfère manifestement rester silencieux en dépit de l’antagonisme politique l’opposant aux anciens partis au pouvoir.

Il faut cependant noter que le chef de Ansar Charia avait accusé ce transfert massif des jeunes en Syrie de complot d’Ennahdha visant à se débarrasser des jihadistes. Ce faisant, ceux des jeunes partis se battre ailleurs dans rangs de l’AQMI, un mouvement notoirement noyauté par la sécurité militaire algérienne, ont été occultés. Or les propos d’Abou Iyadh démontrent bien qu’il ne s’opposait pas au jihad en Algérie. Quant au jihad en Palestine, celui que l’inconscient musulman considère comme le plus légitime parmi tous, il n’en a jamais fait mention, ce qui est en soi révélateur d’une désolidarisation totale avec le combat anticolonialiste, si tant est que son discours antiaméricain soit émaillé de références au complot croisé-sioniste.

Jihadisme et populisme révolutionnaire européen

C’est peut-être la question du jihad en Algérie la contradiction fondamentale qui a opposé Ennahdha à Ansar Charia. Il reste à déterminer la perception du phénomène jihadiste que le discours dominant en Occident, en Russie, en Chine, et en Inde, assimile au terrorisme  meurtrier d’une religion fondamentalement fanatique, l’islam.

Au vu des attentats du 11-Septembre, de Madrid, Casablanca, Londres, Paris, et Mumbai, on ne peut pas s’empêcher de penser qu’il existe à priori une certaine pertinence à ce point de vue, mais en apparence seulement, pour les esprits non avertis de toutes les horreurs dont depuis 1947 le Proche-Orient et le Maghreb ont été le théätre.

Cependant l’histoire des mouvements populistes révolutionnaires russes du XIXe siècle ne peut que relativiser ce point de vue. Ces mouvements, dont les idées avaient émergé de la révolution française et du printemps des peuples de 1848 en Europe, avaient eu recours au terrorisme et à la propagande, mais dans leur propre pays, pour abattre l’ordre politique existant, dans le but d’établir une société plus libre et moins inégalitaire. Ils avaient, comme il se doit, échoué et le régime soviétique dictatorial, celui de Moscou la troisième Rome, qui avait été leur héritier, avait essayé d’exporter ce rêve de l’égalité vers le monde, sans plus de succès.

On  peut  établir la comparaison avec ce qui s’est passé depuis les années 90 dans le monde musulman, avec les idées qui ont émergé du wahhabisme saoudien, pakistanais, ou égyptien, sur le rétablissement utopique du Califat censé garantir la justice et la renaissance de la oumma, que les services secrets américains et saoudiens ont instrumentalisées d’abord pour lutter contre les Soviétiques, puis contre l’Iran et les Chiites, en Irak, en Syrie, au Yémen, ou ailleurs.

Dans un sens, celui du terrorisme, ceux qui ont parlé de Printemps arabe, comparativement au Printemps des peuples d’Europe de 1848, ne croyaient pas si bien dire. La différence se situe sans doute en ce que le populisme révolutionnaire russe qui en fut issu, tout terroriste et meurtrier qu’il ait été, n’a jamais fait l’objet de manipulations par des services secrets ni reçu d’aide financière étrangère. Il n’en est pas de même du jihadisme tunisien dont la prison a servi à étoffer le recrutement pour le combat contre les Chiites depuis l’époque de Ben Ali, et dont l’Internet, un outil de contrôle établi par le gouvernement américain à l’échelle mondiale, a servi à assurer l’endoctrinement.

Le jihadisme tunisien ne serait alors dès le début rien de plus qu’un populisme révolutionnaire dévoyé par les intrigues internationales. Le rôle des plateformes numériques dans la radicalisation salafiste jihadiste des jeunes est justement d’actualité ces derniers jours avec la plainte déposée par la famille d’une des victimes de l’attaque terroriste du Bataclan de Paris contre Google et qui doit être examinée en dernier recours par la Cour Suprême des Etats-Unis.

Les nihilistes (si on peut qualifier ainsi des gens prêts à perdre leurs vies et ne se reconnaissant dans aucun principe moral) russes étaient eux obligés d’aller dans les usines et les campagnes pour endoctriner les masses et diffusaient des journaux clandestins et cela nécessitait beaucoup de temps, d’énergie, de réflexion, et se terminait en règle d’une manière tragique par l’exécution des militants, ou leurs déportations dans des régions lointaines de Sibérie.

La technologie moderne de l’information dispense désormais de tout cela. Grâce à la modélisation informatique et aux algorithmes numériques, il est devenu possible de manufacturer une révolution (Ukraine, Géorgie, Belarus) ou de faire gagner des élections ou des référendums en quelques clics de souris d’ordinateurs (Donald Trump, Brexit).

Plutôt que de se focaliser pour des raisons politiques sur le mythe fantasmatique d’une religion, l’islam, génératrice de terrorisme ou plus terroriste que toutes les autres, il faudrait peut-être réfléchir sur les moyens surpuissants de surveillance et de persuasion des masses dont les pouvoirs et les oligarchies mondiales disposent désormais pour contrôler les pensées et les comportements dans des sociétés de plus en plus élitistes et inégalitaires, sur fond d’épuisement des ressources, de détérioration irréversible de l’environnement, et de menaces nucléaires. 

* Médecin de libre pratique.

‘‘Sous l’étendard du Oqab : salafistes et jihadistes tunisiens’’, de Hedi Yahmed, en arabe, éd. Al-Dīwān lil-Nashr, Tunis,  2015, 243 pages.

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