L’Etat cocu en Tunisie : voies de fait et petits arrangements entre cossus

Il y a des pratiques qui situent le niveau du civisme qui règne dans un pays. Alors que des lois et des règlements précis (et pas toujours judicieux) règlent les rapports des citoyens avec la propriété foncière, l’occupation illégale des terres municipales et domaniales de l’Etat continue de faire florès en Tunisie, et pas seulement dans les quartiers populaires.

Par Dr Mounir Hanablia *

Il y a plus de deux années, il avait fallu plusieurs semaines d’efforts acharnés pour faire abattre, par l’autorité compétente, un mur construit et fini en 24 heures par une voisine frustrée, qui avait entre autres prétendu que le madrier repoussé par un agent de police venu rendre compte de son refus d’obtempérer à l’injonction d’interrompre les travaux, avait blessé son mari.

Actuellement, cette même voisine vient d’occuper dans le sens propre du terme un terrain d’une centaine de mètres carrés entouré d’arbustes contigu d’un côté à son domicile, de l’autre à une décharge à ordures.

Avec force hurlements, en ameutant les ouvriers du chantier voisin, elle avait affirmé avoir été victime d’une attaque de la réalité de laquelle elle est la seule à témoigner,  par une bande de chiens errants qui certes sont assez bruyants, mais dont jusqu’à présent personne ne s’était plaint dans le quartier.

Un terrain public transformé en jardin privé

Nonobstant la présence dans l’un des coins d’un poteau électrique, le terrain a donc été entouré sans autre forme de procès par une grille en fil de fer de deux mètres de hauteur, communément utilisée dans les terrains de tennis, censée la protéger contre la gente canine, l’accès en étant verrouillé par un portail à serrure dont elle est évidemment la seule à détenir la clé. Les arbustes bordant le terrain ont été abattus sur deux côtés. De la terre a été ajoutée, et du gazon implanté.

Ce qui était à l’origine un petit lopin entouré d’arbustes traversé par petit sentier peu fréquenté s’est ainsi transformé en un charmant jardin anglais gazonné et entouré de plantes.

Plusieurs jours après, l’autorité municipale s’est présentée et a demandé le retrait de la clôture sur deux côtés, afin que l’accès en soit garanti au public. La voisine, qui a insisté pour savoir qui l’avait dénoncée, a alors déclaré qu’elle était prête à acheter le terrain et on lui a répondu qu’elle n’avait qu’à en faire la demande.

La clôture a donc été démantelée sur la moitié seulement du côté adjacent à la grande route, bordé par des arbustes en rendant l’accès pratiquement impossible. Elle a également été retirée sur toute sa longueur du côté de son domicile, mais de volumineux et lourds bacs à sable y ont été installés dans lesquels des plantes grimpantes ont été plantées et attachées à des rangées de fils de fer reliées aux poteaux de soutien de la grille qui eux n’ont pas été démantelés.

Le résultat de tout cela est que le seul accès au terrain se situe dans l’encadrement du portillon qui a certes été retiré, mais se trouvant pratiquement au contact de la porte principale du domicile de la voisine, il ne viendrait à l’idée de quiconque d’aller se promener dans ce qui est devenu manifestement un jardin privé.

Dans quelques semaines, mois ou années, personne ne s’étonnera lorsqu’un jour, en quelques heures, un mur en dur sera érigé peint et blanchi, autour du terrain, consacrant la réalité d’un fait accompli, et il se trouvera des témoins attestant son droit de propriété.

Il convient néanmoins d’aborder un autre aspect du problème, celui du rapport de voisinage. Au Maroc, un pays auquel il est licite de se comparer, le voisin préalablement établi a un droit de regard, et même de véto quand il s’agit d’un projet lucratif. Dans ce pays, l’immobilité sociale il est vrai règne autant que le Roi. Pas en Tunisie, où après le passage des Trabelsi, des parvenus plus que tous autres, il fallait des lois en conséquence consacrant l’ascension sociale en fusée grâce aux solidarités issues de la politique ou de la famille, qui ignorent toujours toute réclamation ou consultation quand il s’agit de constructions, de cafés, de petits projets ou de petits commerces, dont l’obtention est souvent issue d’un «parrainage». Le sens esthétique singulièrement absent de la réalité urbaine dans les cités en Tunisie et l’anarchie architecturale en sont une conséquence directe.

Un voisinage problématique

C’est ainsi qu’un voisin cossu, fort d’un certificat de construction en bonne et due forme, oblitère désormais le paysage qui durant cinquante années était demeuré ouvert, du haut de sa pyramide tronquée évocatrice des murailles mégalithiques de la forteresse de Sacsayhuaman, de son kiosque à coupole barrant l’entrée principale et qui conviendrait sans doute parfaitement à un serrurier ou un cordonnier, ou bien de son mur extérieur qui rompt l’alignement de tous ceux du voisinage, et qu’on prendrait aisément pour une station de péage d’autoroutes.

Ce voisin, par ailleurs débonnaire, avait prétendu un jour dans un accès de franchise que sa construction avait rehaussé le niveau du quartier, qu’il avait conseillé à un de ses amis de s’y installer, mais que celui-ci avait refusé parce qu’il ne voulait pas d’un voisinage «problématique», pour ne pas dire les choses plus crûment.

Le voisinage «problématique» devrait être celui qui dénonce les appropriations illégales de terres, ou bien les entorses faites sur le terrain aux plans de construction, et cette opinion exprime déjà une certaine philosophie de la vie, celle de la prédation tous azimuts, et de l’omerta.

Certaines fréquentations devraient plutôt être évitées. Avec ladite voisine qui lui avait mené la vie dure tout au long du chantier de construction de son propre domicile, et qui avait multiplié les faits accomplis le privant de toute vue latérale, en particulier  dans ce qu’il projetait être sa chambre à coucher, ce voisin débonnaire a donc demandé le retrait du poteau électrique du coin, et ceci prouve que l’occupation du terrain en question, qu’il a en réalité appréciée puisque de son propre aveu, son épouse a pu passer la nuit sans les aboiements des chiens, avait été un acte bel et bien prémédité par sa voisine. Et son refus de s’associer à une pétition demandant le respect de la loi, en laissant entendre qu’il risquerait des représailles s’il s’y associait, n’a fait que conforter l’idée selon laquelle combien le fossé entre les lois et les pratiques réelles pouvait être incommensurable dans les esprits, y compris ceux de la classe la plus éduquée de la société.  

* Médecin de pratique libre.

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