Ahmed Rahmouni, le conjuré rescapé des tréfonds de la mémoire

C’est l’histoire d’un clerc pris dans la tourmente de l’Histoire : Ahmed Rahmouni, patriote ou traître, piétiné dans le conflit existentiel ayant opposé, au milieu du siècle dernier, les deux «frères» ennemis : Habib Bourguiba et Salah Ben Youssef.    

Par Dr Mounir Hanablia

Il y avait eu au début du siècle dernier la guerre civile en Irlande entre les partisans de Michaël  Collins, et ceux de Simon De Valera à propos de l’autonomie concédée par les Britanniques au premier et l’indépendance totale et immédiate exigée par le second.

Plus près de nous, au milieu du siècle dernier, le conflit entre le Bureau politique du Néo Destour et son secrétariat général, Salah Ben Youssef, demeure pour tous ceux qui ne l’ont pas vécu personnellement, ou à travers les souffrances endurées par leurs familles et leurs proches, une abstraction plus que l’Histoire elle-même. Habib Bourguiba a tenté de l’enfouir au plus profond de l’inconscient collectif du pays et Zine El Abidine Ben Ali, en réhabilitant le vaincu, a pensé asseoir son pouvoir en clôturant définitivement un sujet toujours gênant.

Le parti Ennahdha, en rouvrant le dossier des victimes au nom du droit des familles à la justice et à la vérité, a tenté sournoisement de remettre en question la légitimité politique de Bourguiba en se situant dans l’alternative que l’exercice personnel du pouvoir et la narration unique officielle de l’Histoire ont escamotée. Et dans ce sens le récit biographique de Ahmed Rahmouni doit  être perçu non pas comme la réhabilitation des idées politiques des vaincus, mais comme plutôt un exemple de ces «subaltern studies» qui, dans les années 80 du siècle dernier, dans les universités américaines, avaient tenté de fournir une version de l’Histoire autre que celle des guerriers, des princes et des rois, dans les pays décolonisés.

Combat pour le pouvoir

L’auteur a donc recueilli les témoignages écrits issus de l’administration coloniale et beylicale, et oraux des habitants, des témoins, des familles, pour démontrer que la lutte de libération nationale, si on peut appeler cela ainsi, avait été la plupart du temps un combat pour le pouvoir entre les différentes composantes de l’élite autochtone.

La vraie fausse affaire Ben Youssef où la chasse aux fantômes

En ce sens, le Cheikh Ahmed Rahmouni, originaire de Foussana dans le district de Thala à 20 kilomètres de la frontière algérienne, constitue un cas peu ordinaire parce qu’étant d’extraction paysanne et issu d’une région reculée du pays, rien ne le destinait à devenir professeur à la prestigieuse université de la Zitouna de Tunis. Et en effet, en général, seuls les rejetons des familles tunisoises les plus prestigieuses, les «baldiya», y occupaient les plus hautes fonctions et cela fournissait ainsi la preuve que l’égalitarisme de l’islam et l’idée intrinsèque de justice que son enseignement sous-tend n’y étaient pas tenus en particulière estime.

Le Cheikh Rahmouni pense n’avoir dû sa réussite qu’au hasard, la présence inattendue du Cheikh Mohamed Tahar Ben Achour durant son exposé de thèse et son commentaire élogieux ayant emporté l’adhésion du jury.

Après cela, le Cheikh avait adhéré à l’Association des Jeunes Musulmans, à la Voix de l’Étudiant Zitounien, et il avait créé de nombreuses écoles coraniques (pas dans le sens des medersas pakistanaises) pour lutter contre l’analphabétisme, ainsi que la section de la Zitouna à Thala qui serait reconnue après trois années d’activités par l’administration publique. Il était ainsi devenu une personnalité de premier plan dans la région de Thala. Cela ne l’avait pas empêché de connaître des démêlés avec quelques uns de ses collègues, et d’être accusé par eux de malversations financières, mais l’administration de la Zitouna se rangea de son côté et le disculpa.

Cependant cette affaire ne faisait qu’annoncer les luttes personnalisées que les différends politiques dans la région cèleraient. Il faut dire que le Cheikh Rahmouni faisait aussi partie du Bureau politique du Destour (l’ancien) et dans les années 50, il s’était opposé à la politique de conciliation avec l’administration du protectorat  lorsque le Néo Destour avait participé au gouvernement de Mhamed Chenik et que le portefeuille de la Justice avait été confié à… Salah Ben Youssef.

Ce dernier ne s’était pas fait faute de rappeler aux Zitouniens qu’ils ne constituaient qu’une composante du mouvement national aux nécessités duquel ils devaient se soumettre, en abandonnant l’agitation politique lorsque la situation l’exigeait, comme c’était alors le cas. Et Ahmed Rahmouni avait répliqué qu’ils ne recevraient d’ordre de personne et qu’ils gardaient leur autonomie de décision.

De volte-face en scissions

Cependant ces frictions disparurent lorsque le Néo Destour, se rendant compte de l’inanité des discussions avec les autorités coloniales, opta pour la lutte armée en janvier 1952, après l’interdiction de son congrès. Des hommes comme Lazhar Chraiti, un ancien de la guerre de Palestine de 1948, Sassi Lassoued et Mahjoub Ben Ali prirent le maquis dans les montagnes de Gafsa et de Kasserine au nom de ce qu’on a appelé l’Armée nationale de libération.

Si des soldats, des gendarmes et des colons français furent tués, la chasse aux collaborateurs fit de nombreuses victimes innocentes tunisiennes à l’instar de Saïd Ben Mohamed de Afrane. Et naturellement le Cheikh Rahmouni ne se faisait pas faute d’apporter toute l’aide qu’il pouvait aux maquisards, logistique et financière.

Cependant, avec l’année 1954, le Néo Destour opérait un nouveau revirement en faveur de la reprise des discussions avec la France et les cellules du parti disséminées à travers tout le pays étaient chargées de mettre au pas les récalcitrants dont le Cheikh Rahmouni faisait partie, en usant au besoin de la manière forte.

Ainsi plusieurs représentants du courant zitounien, tel Abdelkarim Gamha, étaient assassinés, et Rahmouni craignant pour sa vie finissait par démissionner du bureau politique de l’ancien Destour, et les maquisards étaient obligés de remettre leurs armes aux autorités françaises comme condition préalable à l’ouverture des négociations.

En fin de compte, les accords sur l’autonomie interne étaient signés en 1955, mais le Cheikh Rahmouni se trouvait en butte à l’hostilité déclarée du représentant local du Néo Destour à Thala, Mohamed Ben Lamine, qui ne manquait pas une occasion de le dénigrer. Et quand celui-ci fut nommé comme sous-préfet, les ennuis commencèrent. Mais entre septembre 1955 et octobre 1956 la Tunisie connaissait une terrible crise politique avec l’affrontement entre Bourguiba et Ben Youssef, qui estimait que les accords sur l’autonomie interne étaient une grave erreur, la quasi scission du parti, et les affrontements entre les militants de factions rivales du même parti.

Le Cheikh, accusé d’empêcher les Zitouniens de participer aux réunions du Néo Destour (clan de Bourguiba), se retrouva une première fois en prison pour une semaine, puis une seconde fois pour un mois parce qu’on l’avait accusé d’avoir participé au congrès général de la Zitouna en présence de Salah Ben Youssef.

Finalement, l’accusation se révélant infondée, il fut muté à Tunis, en tant qu’enseignant en 1956 et quelques mois après, il était accusé sur dénonciation d’un étudiant d’attenter à la sûreté de l’Etat et de dénigrer des ministres du gouvernement tunisien durant ses cours, ce qu’il a toujours nié, quoique les paroles rapportées eussent bien reflété le fond de sa pensée, et il eut fort bien pu les avoir proférées. En 1956, il était condamné à trois années de prison mais, gracié 9 mois avant l’échéance de sa peine, il fut réintégré dans l’enseignement public parce qu’un autre contestataire, Ahmed Soua, lui-même condamné, l’avait été.

L’affaire du complot

Les choses ne devaient pas en rester là. En décembre 1961, après l’assassinat de Salah Ben Youssef et les évènements de Bizerte, il était de nouveau arrêté en compagnie d’un groupe de militaires et de civils comprenant entre autres les maquisards Lazhar Chraiti et Sassi Lassoued et le Zitounien Abdelaziz El Akremi, considéré comme l’âme de la conspiration. Tous étaient accusés de complot en vue de changer le régime politique par la force et d’assassiner le chef de l’Etat.

Durant les interrogatoires le Cheikh Rahmouni était étiqueté comme yousséfiste, ce qui revenait à trop simplifier les choses. L’enquête devait démontrer l’amateurisme des conjurés qui se réunissaient dans des cafés et dont les uns pensaient que la révolte devrait débuter dans les montagnes et s’étendre ensuite sur tout le pays alors que les autres ne savaient pas ce qu’ils feraient une fois qu’ils se saisiraient du président, ou s’il fallait ou non pilonner le palais présidentiel avec les chars.

Rahmouni parlait, lui, de l’aide d’un pays étranger, sans doute l’Algérie. Et évidemment dans tout cela on ignorera toujours de quel régime politique la Tunisie aurait été dotée si le complot avait réussi. Mais c’est l’un des conjurés, Ali Ben Belgacem, qui sans doute pris de panique, s’empressa de dénoncer le complot que la sûreté de l’Etat n’avait pas pu découvrir.

Il est certain que toutes les personnes impliquées furent torturées et les aveux obtenus demeurent donc hypothétiques. Durant un procès qui rappelait le livre de Kafka, des avocats nommés d’office (aucun membre du barreau ne voulut faire partie de la défense) se déclarèrent honteux de devoir défendre des «traîtres» et en fin de compte ils convainquirent leurs clients d’exprimer leur repentir et de solliciter la clémence du président .Ce fut peine perdue et leurs espoirs furent déçus. Douze personnes furent condamnées à mort dont sept militaires, et parmi elles dix furent exécutées à peine un mois après les faits. Seuls Moncef El-Materi, futur père de Sakhr, et un certain Guiza, virent leurs peines commuées sur intervention de Wassila, l’épouse du président.

Visiblement Bourguiba avait été désireux d’en finir rapidement et de tourner la page et il ne voulait pas que ce procès devienne une tribune contre son pouvoir en expliquant pourquoi l’élite de l’armée, issue de Saint Cyr, associée à des maquisards et à des Zitouniens imbus de leurs privilèges, avait tenté de l’assassiner. Cela ne l’empêcha pas d’accuser Ahmed Ben Bella, à qui il reprochait d’accueillir les Yousséfistes en Algérie, et les communistes qui n’avaient absolument rien eu à voir dans la conjuration. Bourguiba tentait ainsi de retirer les dividendes politiques de l’affaire en restreignant les libertés, et en déblayant le terrain de toute opposition organisée.

Une bien tardive réhabilitation

En 2013, les restes de feu Ahmed Rahmouni furent découverts à Tunis grâce à une analyse ADN et ré-inhumés à Thala dans une atmosphère de grande ferveur populaire, preuve s’il en est, même post mortem, que, au moins chez lui, il ne fut jamais tenu pour un traître mais plutôt, si ce n’est pour un héros, du moins pour une victime de l’injustice; pas celle de la justice ni de Bourguiba, la réalité de la participation au complot étant indubitable, mais des circonstances, qui ont fait qu’entre Bourguiba et Ben Youssef, il fallût faire un choix, et que celui qui ne fût pas l’ami fût l’ennemi. Mais les souvenirs ne s’estompent pas facilement face à l’Histoire officielle.

Pour conclure, qui Ahmed Rahmouni fut-il ? En dépit des allégations de son avocat, il ne fut pas plus un traître que ne le furent les Décembristes ou les membres de Narodnaia  Volia en Russie. Sur la fin de sa vie avec la rédaction en 1961 d’un article sur les juridictions divines et séculières publié dans le premier numéro de la revue ‘‘Al Maarifa’’, d’ailleurs interdit, il sembla glisser vers le radicalisme musulman, et cela peut expliquer dans une certaine mesure la décision fatale qu’il prit de participer au complot. Mais il est non moins certain que la décision de Bourguiba de supprimer le Waqf et d’empêcher ainsi le financement de l’enseignement de la Zitouna lui en a aliéné tous les enseignants en les privant du prestige inhérent à leurs fonctions et en les réduisant au rang de simples fonctionnaires appointés par l’Etat.

Cependant il demeure nécessaire de savoir si un enseignement qui consacrait au plus 20% de ses horaires aux matières profanes était nécessaire au nom de la préservation de l’authenticité de la nation et si sa suppression était assimilable aux atteintes à la foi. L’école républicaine gratuite ouverte à tous les enfants quelles que soient leurs origines a en tous cas permis à des millions de Tunisiens une promotion économique et sociale par l’acquisition de compétences modernes par le biais de la langue française, que l’enseignement élitiste de la Zitouna n’aurait jamais permise.

Un intellectuel maghrébin  affirmait que la langue française était un butin de guerre, et les nationalistes en Inde ont toujours considéré la langue anglaise comme un facteur d’unité dans un pays aux langages multiples et n’ont jamais éprouvé de complexes à l’utiliser, mais en Tunisie l’usage du français a posé problème parce que le pouvoir de la Zitouna était basé exclusivement sur l’expertise dans l’usage des subtilités de la langue arabe.

C’est surtout l’instauration du Code du statut personnel et le laïcisme proclamé de Bourguiba qui en ont scandalisé beaucoup. Mais l’accusation d’apostasie partout dans le monde et tout au long de l’Histoire a souvent servi d’alibi à des frustrations économiques, sociales, ou politiques. On peut considérer que Bourguiba n’y aurait sans doute pas prêté le flanc s’il ne s’était pas attaqué à l’institution de la Zitouna. Il était pressé d’entraîner son peuple vers le modernisme mais celui-ci ne l’était pas et 60 ans après, avec l’irruption du parti Ennahdha et du populisme conservateur sur la scène politique, il s’avère qu’il ne le soit toujours pas et le pays en paie le prix lourd.

Dans ce contexte, on peut donc comprendre sans forcément y agréer la trajectoire de Ahmed Rahmouni, de surcroît en butte aux attaques des petits chefs locaux des cellules du Néo Destour qui dans les régions de l’intérieur ne concevaient pas pour les notables d’autre attitude que la soumission et la pleine coopération avec les autorités.

Ahmed Rahmouni ne fut donc pas un yousséfiste, mais c’est simplement Salah Ben Youssef, à l’origine un moderniste aussi intransigeant que Bourguiba, qui en surfant sur la grande vague du panarabisme nassérien de l’époque a fini par adopter les idées de l’ancien Destour relativement à l’identité nationale, par conviction ou par opportunisme.

Plus simplement, on peut dire que le Cheikh Ahmed Rahmouni, nationaliste destourien (ancien) fier et imbu des principes de l’islam, chassé de sa région par des machinations politiques et emporté dans le tourbillon d’un combat des chefs qui le dépassait, était le membre d’une caste privilégiée en voie de disparition, celle des Zitouniens, et il a choisi de mourir plutôt que vivre dans un pays qu’il ne reconnaissait plus; tout comme le firent les Samouraïs à l’ère Meiji.

C’est en tous cas ce que laisse suggérer la lecture de ce livre dont le mérite est de faire resurgir des brumes de l’histoire et d’expliquer ce destin tragique, qui éclaire d’un jour nouveau une époque cruciale du pays en suscitant l’indulgence et la compassion.   

* Médecin de libre pratique.

‘Ahmed Rahmouni, son parcours et son destin, dans le sillage du conflit Bourguiba-Ben Youssef (1920-1963)’’, en arabe, du Dr Idris Raissi, préfacé par Dr Mohamed Dhifallah, Sotumedia Editions, Tunis, 2018.

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