Pour rendre justice à Sophie Bessis : un hommage académique à la hauteur de son œuvre

En abordant divers sujets, et en dépit de son attachement à l’universalité de l’humain et de ses droits que je partage avec elle, Sophie Bessis revendique sa tunisianité que ce soit à travers les exemples sur lesquels elle s’appuie pour étayer ses analyses ou en prenant explicitement position en tant que tunisienne ou arabe.

Par Mohamed Chérif Ferjani *

Sophie Bessis a obtenu son agrégation en histoire en 1972. Elle aurait pu intégrer la jeune université tunisienne, à l’instar de ses camarades de promotion et des promotions suivantes. Hélas ! Les autorités de son pays ne lui ont pas donné cette chance ! Etait-ce à cause de ses origines juives, de ses engagements communistes, ou les deux à la fois ? Comment ne pas y penser alors qu’elle n’était pas moins méritante que ses camarades, à qui toutes les portes ont été ouvertes, et que l’université tunisienne avait tellement besoin de d’enseignants-chercheurs qu’elle recourrait, jusqu’aux années 1980 et même après, à des coopérants de divers pays ?

Evoquant dans son livre Dedans-dehors (Tunis, Elyzad, 2010), ce manque de reconnaissance en raison de ses origines et de ses engagements peu au goût des chantres des identités exclusives, elle n’en garde aucune amertume, aucun ressentiment. Au contraire, comme elle le dit à ses ami(e)s, dont j’ai l’honneur de faire partie, ce refus lui «a permis de mener une vie d’électron libre, de parcourir le monde hors des sentiers majoritaires et des institutions». Elle ne demande rien à personne. Elle a eu un parcours riche de réussites personnelles, intellectuelles, scientifiques que peu ont connues.

La Tunisie au cœur

Elle n’a jamais tourné le dos à son pays auquel elle est restée fidèlement attachée. Il est au cœur de ses recherches et de ses publications, comme en témoignent ses livres portant directement sur la Tunisie (Habib Bourguiba (1901-1989), ouvrage écrit avec son amie Souhayr Belhassen, Paris, Jeune  Afrique, 1988-1990 ; réed. Elyzad, Tunis, 2012, Les Valeureuses : cinq Tunisiennes dans l’histoire, Tunis, Elyzad, 2017, Histoire de la Tunisie : de Carthage à nos jours, Paris, Tallandier, 2019). 

De même, quand elle écrit sur le Maghreb et le monde arabe (Femmes du Maghreb : l’enjeu, Paris, Jean-Claude Lattès, 1992, Les Arabes, les femmes, la liberté, Paris, Albin Michel, 2007), ou sur des thèmes qui paraissent éloignés de ses préoccupations tunisiennes : L’Arme alimentaire, Paris, Maspero, 1979, La Dernière frontière : les tiers-mondes et la tentation de l’Occident, Paris, Jean-Claude Lattès, 1983, Mille et une bouches : cuisines et identités culturelles, Paris, Autrement, 1995, L’Occident et les Autres : histoire d’une suprématie, Paris, La Découverte, 2003, La Double impasse : l’universel à l’épreuve des fondamentalismes religieux et marchand, Paris, La Découverte, coll. Cahiers libres, 2014, ou encore Je vous écris d’une autre rive : lettre à Hannah Arendt, Tunis,  Elyzad, 2021.

L’universalité de l’humain

En abordant divers sujets, et en dépit de son attachement à l’universalité de l’humain et de ses droits que je partage avec elle, Sophie Bessis revendique sa tunisianité que ce soit à travers les exemples sur lesquels elle s’appuie pour étayer ses analyses (comme dans son livre La Double impasse : l’universel à l’épreuve des fondamentalismes religieux et marchand)ou en prenant explicitement position en tant que tunisienne ou arabe, comme en témoigne sa merveilleuse Lettre à Hannah Arendt écrite de sa «rive» sud qu’elle oppose à la «rive» d’où écrit et parle Hannah Arendt. Il en est de même des conférences et des interventions qu’elle donne partout où elle est invitée en reconnaissance de sa compétence et de son expertise, des cours dispensés à la Sorbonne,  à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) ou à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris).

Ses articles en tant que journaliste collaborant à divers magazines (comme Jeune Afrique) et dans la presse montrent également la centralité de la Tunisie et de son évolution dans ses préoccupations. Ses prises de position courageuses en faveur des libertés individuelles et collectives, «pour tous et toutes sans frontières ni hiérarchies», précise-t-elle, des droits humains en général, des droits des femmes et des minorités, sont à l’origine des responsabilités et des missions qu’elle a assumées en tant que secrétaire générale adjointe de la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) ou comme consultante pour l’Unesco et l’Unicef, organismes pour lesquels elle a effectué de nombreuses missions en Afrique.

Un hommage à la sauvette

C’est à ce parcours et à ces contributions de Sophie Bessis que ses ami(e)s ont voulu rendre hommage en appelant à une rencontre à la Maison de Tunisie à Paris, le 9 décembre 2022, avant que les autorités tunisiennes n’interviennent pour la reporter sine die en invoquant le motif fallacieux de «contraintes d’ordre administratif et logistique», selon les termes d’un message laconique et honteux envoyé par les responsables de l’institution devant accueillir cet évènement, aux organisateurs. Ses ami(e)s à Paris ont voulu marquer le coup en organisant une rencontre à l’Institut des Cultures d’Islam à Paris le 16 décembre 2022. C’est un geste louable pour lequel on ne peut que les remercier; mais Sophie Bessis mérite mieux qu’un hommage à la sauvette, loin de son pays.

Par son parcours et son œuvre, Sophie Bessis a sa place à Beït Al-Hikma et dans les meilleures institutions de son pays. Ses livres auraient dû et doivent être traduits en arabe et salués, comme il se doit, par les instances académiques et culturelles en Tunisie.

Même si Sophie Bessis n’a jamais rien demandé et refuse de demander quoi que ce soit, la Bibliothèque nationale, le Centre national de la traduction, la Fondation Beït Al-Hikma et les universités tunisiennes, dont en particulier les départements d’histoire, doivent saisir cette occasion pour relever le défi et rendre justice à Sophie Bessis et à son œuvre, en lui organisant des cérémonies d’hommage à la hauteur de ce qu’elle a donné au pays, à la recherche et à la vie culturelle en Tunisie et ailleurs.

Je salue, à cet égard, l’initiative de Nirvana Editions, de son directeur Hafedh Boujmil et de mon ami Nader Hammami pour la traduction en arabe de son livre Histoire de la Tunisie : de Carthage à nos jours qui sera bientôt dans les librairies.

* Professeur honoraire de l’Université Lyon2, président du Haut conseil scientifique de Timbuktu Institute, African Center for Peace Studies.

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