La faible participation électorale aux législatives du 17 décembre 2022 a affaibli le capital politique du président Kaïs Saïed dans le pays et à l’étranger, à la veille de janvier, généralement le mois où les Tunisiens descendent dans la rue pour protester.
Par Simon Speakman Cordall *
La réponse tardive du président tunisien Kaïs Saïed aux critiques selon lesquelles près de 90% des électeurs sont restés chez eux lors du premier tour des élections législatives – que c’était comme juger la première mi-temps d’un match de football – montre qu’il n’a guère saisi l’ampleur du désastre électoral ou ses conséquences.
Les élections, tenues le 17 décembre, se sont déroulées selon le scénario de la catastrophe annoncée, la majeure partie des partis politiques tunisiens étant soit exclus du processus, soit le boycottant complètement. Pour certains, le boycott était probablement l’occasion d’éviter le jugement des électeurs; pour d’autres, c’était une défense de principe de ce qu’ils considéraient comme la démocratie. Pour la plupart, le boycott était un mélange des deux.
Ainsi, il a été laissé aux individus autofinancés de susciter un certain enthousiasme pour – ou même une prise de conscience de –l’intérêt vote. Qu’ils n’aient pas réussi à le faire n’a surpris personne. Reste à savoir comment ils pourront faire lors du deuxième tour, encore improbable.
Ayant fait le tour des différents bureaux de vote le jour des élections, Foreign Policy n’a rencontré aucun responsable électoral qui ait signalé une participation même proche des précédents scrutins. L’un, rue de Marseille à Tunis, comme plusieurs autres, n’affichait qu’un seul candidat. D’autres dans le quartier ouvrier de Kabaria, près de la capitale, étaient tout aussi calmes, un responsable électoral ayant déclaré à Foreign Policy qu’il n’avait pas l’intention de voter lors d’une élection sans importance. «Ce n’est que mon travail», a-t-il déclaré. Bien que cela n’ait pas été demandé, Foreign Policy a caché les noms par crainte que les personnes ne fassent l’objet de représailles.
Une Tunisie utopique
Les élections du 17 décembre avaient été conçues comme un événement marquant dans la feuille de route de Saïed pour la construction d’une «nouvelle république» après deux autocraties (Bourguiba et Ben Ali, Ndlr) et une période de régime parlementaire (2011-2021) – ce dernier que Saied s’est efforcé de critiquer, qualifiant ses représentants de «corrompus» et «ennemis du peuple».
Depuis la suspension du parlement qu’il a décidée par décret en juillet de l’année dernière, Saïed s’est efforcé de concrétiser sa vision de longue date d’une Tunisie utopique, où les voix individuelles de tout le pays seraient transmises par des personnes réputées connues de leur communauté et non affiliées à des partis, n’ayant d’allégeance à la seule Tunisie et, finalement, au président lui-même.
En juillet, un an après la suspension du premier parlement, il a fait adopter sa propre constitution – une idée personnelle en gestation depuis au moins 2011 – avant d’organiser ce qu’il considérait vraisemblablement comme le couronnement de la république naissante. Cependant, le faible taux de participation, qui n’a finalement atteint que 11,2%, a joué contre lui, apportant de l’eau au moulin des opposants politiques de Saïed.
Presque immédiatement, le groupe d’opposition, le Front de salut national, a appelé à la démission de Saïed après ce qu’il a décrit comme un boycott national de son programme, arguant que l’abstention électorale avait été délibérée et représentait essentiellement le verdict du pays sur son programme.
Cependant, des analystes en Tunisie ont affirmé que le poids du Front de salut national dans le pays est souvent surestimé et, bien qu’il soit correct de le décrire comme le plus grand groupe d’opposition, il mène un peloton très limité et, dans l’esprit du public, largement discrédité.
Une opposition discréditée
«Pour être honnête, je serais surpris si le Front de salut national pouvait attirer plus d’électeurs lors d’une élection législative où il se présenterait», a déclaré Youssef Cherif, directeur des Columbia Global Centers à Tunis. «C’est vrai que la réputation du président en a pris un coup, mais il reste la personnalité politique la plus populaire. Ce que nous avons, en réalité, c’est que le moins populaire est critiqué par l’impopulaire».
Cependant, alors que l’impact du Front de salut national peut être limité, la réaction tout aussi négative au dernier vote parmi les principaux donateurs étrangers de la Tunisie est plus difficile à ignorer ou à expliquer pour Saïed.
Le département d’État américain a noté le faible taux de participation, appelant le gouvernement tunisien – sans citer spécifiquement Saïed – à «élargir davantage la participation politique» et à «[adopter] des réformes inclusives et transparentes, y compris l’habilitation d’une législature élue», un sentiment partagé par l’ancienne puissance coloniale française. L’Union européenne, un autre donateur important, a refusé d’observer les élections.
Pourtant, c’est la réaction du Fonds monétaire international (FMI) – considérée comme un signal aux pays donateurs qui attendent souvent les réformes convenues avec le prêteur en dernier ressort avant de débloquer leurs propres fonds – qui peut s’avérer critique à la fois pour Saïed et pour le peuple tunisien.
Avant le dernier vote, le FMI a annoncé qu’il repoussait à janvier la réunion de son conseil d’administration pour l’approbation du plan de sauvetage dont la Tunisie a désespérément besoin, date à laquelle le pays soumettra à nouveau les réformes qu’il s’est engagé à entreprendre en échange d’un plan de sauvetage de 1,9 milliard de dollars. Parmi celles-ci, les principales seront probablement les réformes du système de subventions du pays, qui seront remplacées par des transferts financiers directs aux nécessiteux, ainsi que la privatisation d’une grande partie des entreprises publiques tunisiennes, deux domaines politiquement toxiques pour tout politicien.
Avec environ la moitié de la population tunisienne vivant dans la pauvreté et un taux de chômage estimé à près de 20%, le besoin de financement a rarement été aussi important. La participation électorale affaiblit Saïed dans la négociation de réformes douloureuses avec les donateurs ainsi que dans la présentation crédible de ces réformes à un public tunisien fatigué par la hausse des prix, les pénuries alimentaires et la menace constante de troubles.
Un président affaibli
Sentant la faiblesse présidentielle, la puissante Union générale tunisienne du travail (UGTT), dont la relation historique avec le président pourrait remplir des volumes, a lancé une nouvelle campagne contre Saïed, appelant à un dialogue national à la suite des chiffres de participation électorale désastreux, avertissant : «Nous ne vous laisserons pas jouer avec le pays, et nous n’aurons pas peur des prisons.»
Comme l’UGTT compte plus d’un million de membres et pourrait par son seul poids arrêter le pays, la participation au dernier vote pourrait priver le président du capital politique sur lequel il s’est appuyé pour exclure le syndicat du processus d’élaboration de sa constitution.
Le président étant affaibli – aux yeux de la communauté internationale comme des siens – l’UGTT est probablement convaincue qu’elle peut soit faire dérailler la mise en œuvre de tout accord avec le FMI, soit forcer le président à s’asseoir à la table du dialogue national pour lequel elle appelle depuis longtemps.
Cependant, Saïed – qui n’est jamais à court d’un adversaire invisible à blâmer et déjà étroitement lié aux services de sécurité tunisiens – pourrait recourir à un certain nombre de théories du complot pour justifier le rejet public de ce qui a été, pour lui, un projet personnel de longue date.
«C’est là où nous en sommes à la veille de janvier, généralement le mois où les Tunisiens descendent dans la rue pour protester», a déclaré Cherif. «Il y a des rayons vides, les prix augmentent et nous venons de voir des élections où presque personne n’a voté. De plus, l’opposition est composée du même groupe dont le peuple a acclamé la chute lorsque le parlement a été dissous. Le président reste relativement populaire… mais c’est une période dangereuse», a-t-il ajouté. **
Traduit de l’américain par I. B.
* Journaliste indépendant basé en Tunisie.
** Les intertitres sont de la rédaction.
Source : Foreign Policy.
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