Tunisie : Kaïs Saïed au bord de la crise de nerfs

Certains observateurs pensent que le président Saïed, sous la pression intérieure et extérieure, est en train de paniquer, de perdre ses nerfs et de prendre des décisions à l’emporte-pièce qui, au lieu de renforcer et de sécuriser son pouvoir, auraient plutôt un effet contraire, en le montrant, aux yeux de l’opinion, comme un autocrate aux abois. Et qui fait feu de tout bois…

Par Ridha Kefi

A chaque fois qu’il rencontre les ministres de la Justice et de l’Intérieur (et Dieu sait qu’il les rencontre très souvent, et parfois plus d’une fois par semaine), le président Saïed lance des menaces et des anathèmes à ses opposants : «Vous allez voir ce que vous allez entendre !» Et comme ces rencontres sont souvent suivies d’annonces de poursuites judiciaires contre des dirigeants de partis, des journalistes et des activistes de la société civile, leur multiplication ont de quoi inquiéter, car elle traduisent un durcissement du pouvoir et une grave tendance à judiciariser la vie politique dans le pays, où le dialogue, inexistant, se fait désormais par juges interposés. Et ce n’est pas ce qu’on attend d’un régime qui se dit démocratique et soucieux du respect des droits et des libertés.

La solitude de l’autocrate

Ce commentaire nous est inspiré par la rencontre, la énième du genre, hier, vendredi 6 janvier 2023, au Palais de Carthage, du président de la république Kaïs Saïed avec la ministre de la Justice, Leïla Jaffel, et le ministre de l’Intérieur, Taoufik Charfeddine, au cours de laquelle le chef de l’Etat a souligné «la nécessité d’assurer l’application de la loi contre quiconque oserait la violer», comme indiqué par un communiqué de la présidence de la république, qui a ajouté que le président Saïed a réaffirmé que «les actes et agissements commis par certains s’élèvent au niveau d’une atteinte à la sécurité intérieure et extérieure de l’Etat, un crime répréhensible qui n’a rien à voir avec la liberté de pensée ou la liberté d’expression.»

Outre la lourde portée de ces menaces, émanant de la plus haute autorité de l’Etat, ce qui inquiète encore plus c’est la diffusion, aussitôt après, à travers les réseaux sociaux, par des personnes connues pour leur appartenance à la «galaxie Saïed» ou pour leur allégeance au chef de l’Etat, de rumeurs sur des poursuites judiciaires contre tel ou tel militant politique, lancées par le parquet, donc, forcément, à l’instigation de la ministre de la Justice.

Hier soir, après la rencontre au Palais de Carthage, c’est le nom de l’ancien ministre Mohamed Abbou qui a circulé à travers les réseaux sociaux comme faisant (ou devant faire) l’objet de poursuites judiciaires pour de lourdes accusations d’«atteinte à la sécurité intérieure et extérieure de l’Etat», et ce suite aux déclarations qu’il avait faites la veille, sur Attessia TV.

Dans ces déclarations, jugées très audacieuses par certains et irresponsables par d’autres, l’ancien président du parti Attayar appelait le président de la république à démissionner et, dans le cas où il ne le ferait pas, il demandait aux hauts cadres de l’Etat de ne plus appliquer ses instructions, ce qui, bien entendu, serait assimilé à une désobéissance civile, pratique assez inédite dans les mœurs de la république, et à laquelle on voit mal nos forces sécuritaires et armées se livrer, et encore moins l’administration publique, quelle que soit la raison pouvant être invoquée.  

Tirer les leçons de l’Histoire

On peut certes ne pas être d’accord avec M. Abbou – qui, rappelons-le, avait encouragé le président Saïed à proclamer l’état d’exception sur la base de l’article 80 de la constitution de 2014, ce que ce dernier a d’ailleurs fait le 25 juillet 2021 –. On peut aussi trouver ses recommandations outrancières et lui rétorquer qu’on ne peut rien construire de juste et de durable sur l’anarchie. Mais de là à donner à ses propos plus de crédit qu’ils n’en ont réellement, en allant jusqu’à le poursuivre en justice pour un délit aussi lourd que celui d’«atteinte à la sécurité intérieure et extérieure de l’Etat» – qui est, rappelons-le, passible de la peine de mort –, il y a un pas que l’on se garderait de faire.

Car ce serait exagérer l’impact que les propos de l’activiste politique pourraient avoir sur l’opinion publique et présumer de l’influence qu’il pourrait lui-même avoir sur les hauts responsables de l’Etat.  

Ce serait aussi, et c’est plus grave, donner la désagréable impression d’avoir une piètre opinion de la loyauté de ces hauts responsables, de leur sens des responsabilités et de leur respect des lois de la république.  

Enfin, cela confirmerait l’idée, partagée par beaucoup d’observateurs objectifs et pas seulement d’opposants à M. Saïed, que le chef de l’Etat, sous la pression intérieure et extérieure, est en train de  paniquer, de perdre ses nerfs et de prendre des décisions à l’emporte-pièce qui, au lieu de renforcer et de sécuriser son pouvoir, auraient plutôt un effet contraire, en le montrant, aux yeux de l’opinion, comme un autocrate aux abois.

Souvenons-nous des derniers jours de Bourguiba et de Ben Ali au palais de Carthage : ils se sentaient seuls, se barricadaient, perdaient confiance en leurs collaborateurs et multipliaient les décisions trahissant une certaine instabilité personnelle et montrant les failles béantes de leur pouvoir.

Si elle a un intérêt, l’Histoire – et M. Saïed en est particulièrement féru – devrait servir des leçons à qui sait les tirer.

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