Treize ans après, triste commémoration du déclenchement de la «révolution» tunisienne qui a conduit à la chute de l’ancien dictateur Zine El Abidine Ben Ali. Un sentiment qui prédomine hors des frontières, et notamment à Paris où un groupe de manifestants a voulu faire entendre sa voix. (Photos de l’auteur).
Par Jean-Guillaume Lozato *
Paris, 14 janvier 2023.Un week-end aux conditions climatiques tristes s’accordant parfaitement à la morosité ambiante d’une manifestation organisée Place de la République par des membres de la communauté tunisienne très présente en France. Avec pour ligne directrice la dénonciation du vacillement d’une démocratie balbutiante, avertissant l’opinion publique du rétrécissement des droits citoyens par l’élargissement des pouvoirs de l’actuel président Kaïs Saïed.
Place de la République correspond à un choix hautement stratégique. Le cœur de l’agglomération francilienne propose une sorte de fuseau horaire fédérateur proche du GMT, au Nord de la France, c’est-à-dire pragmatiquement entre l’Ouest européen et l’ex-Rideau de Fer, entre le Nord et le Sud, entre Atlantique et Méditerranée, entre littoraux et intérieur des terres. Un terrain neutre à l’image du temps parisien tel que le définissent les climatologues : un climat de type océanique dégradé.
Une assistance abattue
C’est justement le crachin et un vent glacial qui se sont associés pour accueillir une foule composée essentiellement d’hommes, une masse intermittente étant donné la météo.
Cette assemblée en majorité masculine se révélait plutôt ouvrière pour les plus âgés, alors qu’elle se montrait plus intellectuelle concernant les plus jeunes. Comptant une petite minorité de femmes venues en famille, pour la plupart voilées. Au vu des slogans agités, on ne peut s’y tromper: il s’agit de partisans du mouvement islamiste Ennahdha, qui a cueilli les fruits de la révolution et les a fait pourrir en gouvernant, très mal, pendant dux ans.
Une assistance aux airs graves, consternés, reprenant de façon disciplinée mais presque mécanique les slogans et ordres du jour disparates scandés par des organisateurs plus dynamiques que leur public. Le seul moment d’enthousiasme étant la reprise collective de la chanson de Nour Chiba ‘‘Nour ethaoura fi galbi mazel hay’’.Un moment qui tient plus de la légèreté que de la réflexion pure… Quand la politique est devenue variété, le chanteur étant en prison depuis plusieurs mois pour une affaire de drogue.
Un peu plus loin, de l’autre côté de la place, se tient une manifestation contre ce qui est train de se passer en Afghanistan et le sort réservé aux femmes afghanes sous le slogan «Laissez les Afghanes étudier !».L’Orient souffre d’un bout à l’autre.
La diaspora tunisienne a maintenu des liens forts avec la terre d’origine. Plus intenses encore que ceux entretenus par les Algériens et les Marocains vis-à-vis de leur territoire ancestral. La fibre nationaliste demeure le point fort à préserver, à cultiver, héritage du Bourguibisme et dans une certaine mesure du Bénalisme. Ce patriotisme se détecte dans la façon qu’ont les Tunisiens en France à tenir des commerces particuliers en lien avec les denrées ou prestations typiques du pays des racines familiales. Ainsi les salons de thé tenus aussi bien par des Tunisois que des gens de Djerba ou Zarzis installés dans l’Hexagone ressemblent souvent à s’y méprendre à ceux du «bled». Des lieux où les consommateurs pour la plupart des habitués expliquent que finalement le seul moment de vraie cohésion nationale est permis par le football. Lequel a enclenché une vraie vague de solidarité ethno-religieuse pendant la dernière coupe du monde, lorsque les Aigles de Carthage avaient battu la France et qu’il a fallu épauler le Maroc tout au long du reste de la compétition. Mais en dehors du sport, la Tunisie suscite-t-elle encore de l’intérêt ?
Une perte de visibilité sur la scène internationale
Internationalement, l’enthousiasme des pays étrangers pour la Révolution du Jasmin semble s’essouffler. Ainsi, un touriste venu d’Angleterre s’étonne du thème et du rôle de la Tunisie pour un événement historique dont la dénomination évolutive laisse planer approximation et doute. Jusqu’à l’aplanissement. Révolution Tunisienne ? Révolution Numérique ? Révolution du Jasmin ? Printemps Arabe ? Le Britannique va jusqu’à se faire préciser qu’il ne s’agit pas du mouvement des Gilets Jaunes !
Plus loin c’est un citoyen français lambda qui confond le drapeau tunisien avec l’étendard turc. Avant de se rappeler qu’il y avait eu un grand soulèvement populaire en janvier 2011 en Tunisie. Dont le retentissement s’est apparemment estompé étant donné l’intérêt décroissant manifesté envers la nation de Habib Bourguiba de la part de l’Occident comme – et c’est plus grave encore – du Monde Arabe en général. Dommage, car Tunis avait des atouts pour servir de rampe de lancement à un panarabisme démocratique plausible contrairement à celui despotique de la Libye sous Mouamar Kadhafi.
Le pays du jasmin est en train de se faire distancer diplomatiquement par l’Algérie qui se tourne vers la Russie et dont les rapports conflictuels avec la France cachent une relation réellement privilégiée. Et surtout par le Maroc, de plus en plus proche des États-Unis, qui a procédé à une normalisation de ses relations avec Israël et qui dispose d’un strapontin utile auprès des pays du Golfe.
Avec la course du Dinar vers la dévaluation, un ancrage de la Tunisie dans la précarité s’est effectué. Il est en train de se confirmer de jour en jour.
Cette précarisation ambiante s’est attaquée également aux institutions, aux infrastructures, et commence à faire peur pour ce qui en est de la liberté de la presse. Quant à la récupération du fait religieux soumis tantôt à des dissensions internes tantôt à des influences exogènes…
Le paysage politique sociopolitique tunisien, déjà fortement mosaïqué suite à la transition démocratique, court vers la fragmentation. Le premier résultat visible en est l’hésitation des électeurs.
Avoir élaboré une nouvelle constitution a été une avancée par rapport aux autres nations arabes mais ça ne résout pas tout. La confrontation, sous forme d’affrontement et non de dialectique, débouche partout dans le monde arabe à une rhétorique de la guerre civile comme en Libye ou en Syrie ou de la répression accrue de la dissidence comme en Égypte ou au Bahreïn, qui avait pourtant fait preuve d’ouverture ces dernières années notamment en acceptant l’édification de lieux de culte liés à des confessions diverses. Et que dire de l’Iran où les notions de démocratie et de droit d’expression sont très violemment contrées par le pouvoir en place.
Ainsi, de la France à la Tunisie, un goût amer saisit les spectateurs comme les acteurs de l’ère postrévolutionnaire. De Paris à Tunis, un itinéraire mélancolique pour un tourisme politico-littéraire a été tracé, du spleen de Charles Baudelaire à la tristesse de Aboulkacem Chebbi.
Donnez votre avis