Tunisie : Kaïs Saïed au chevet d’une justice malade

Dans son refus d’écouter les autres et de n’en faire qu’à sa tête, se contentant d’imposer à chaque fois «ses» vérités, croyant avoir raison contre tout le monde, comme un prophète porteur d’un message pour une humanité corrompue et ignorante, le président Saïed n’aide pas beaucoup à régler les problèmes auxquels fait face la Tunisie. Il les complique, plutôt, et les rend irrémédiables.

Par Imed Bahri

Si la Tunisie traverse une crise majeure qui touche à tous les secteurs sans exception, c’est sans doute la magistrature qui y souffre aujourd’hui le plus, puisqu’elle ne parvient pas à préserver son indépendance, étant soumise aux pressions contraires du pouvoir exécutif et de la société civile, et pas pour les mêmes raisons.

Kaïs Saïed, on le sait, refuse de considérer la justice comme un troisième pouvoir, séparé des deux premiers, le législatif et l’exécutif, la magistrature étant, à ses yeux, une fonction et les magistrats des fonctionnaires de l’Etat, et s’ils sont censés être «indépendants», c’est  des partis politiques, mais pas nécessairement du pouvoir exécutif.

Recevant, hier, mardi 24 janvier 2023, au Palais de Carthage, le  président du Conseil supérieur provisoire de la magistrature (CSPM), Moncef Kchaou, dont il avait désigné lui-même tous les membres, après avoir dissous le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) élu, le chef de l’Etat a réaffirmé, selon un communiqué de la présidence de la république, la nécessité que la justice s’exerce en pleine et entière «indépendance», mais il s’est empressé d’ajouter qu’«il ne peut y avoir de justice indépendante sans juges souverains et indépendants».

Une justice indépendante… de quoi et de qui ?

Cette formule on ne peut plus ambiguë traduit les réserves que nourrit M. Saïed à l’égard d’une justice qui ne rend pas des jugements conformes à ses attentes, notamment dans les dossiers impliquant des dirigeants politiques, et qu’il n’est pas loin de considérer les juges qui les rendent comme des personnescorrompues inféodées à des parties politiques ou à des groupes d’intérêt. Ce qui mériterait d’être prouvé… Car si cela est vrai de certains juges, dont l’allégeance partisane est criarde – ils l’expriment même ouvertement dans les réseaux sociaux –, on ne peut généraliser, comme le font certains partisans de M. Saïed, sans tomber dans l’excès.

«D’autre part, le président de la république a rappelé l’impératif de respecter l’obligation de réserve qui incombe à tous ceux qui assument des postes à responsabilité au sein de l’appareil étatique, y compris la magistrature», souligne le communiqué de la présidence, qui insiste sur le statut de «fonctionnaire de l’Etat» auquel il souhaite réduire les juges. Lesquels continuent, en tout cas beaucoup d’entre eux, à considérer que l’indépendance de la justice n’a de sens que si ceux qui la rendent sont indépendants eux-mêmes du pouvoir exécutif.

C’est là où, on l’a compris, le malentendu opposant une partie de la profession judiciaire au pouvoir autoritaire mis en place par le président Kaïs Saïed au lendemain de la proclamation de l’état d’exception, le 25 juillet 2021, continue de pourrir la situation, et pas seulement au Palais de Justice, puisque cette guéguerre que mène le chef de l’Etat contre les «juges insoumis» – appelons les choses par leur nom – est en train de pourrir la vie de la nation tout entière au moment où sa transition démocratique traverse une grave crise.    

Signe de ce pourrissement, le retard enregistré dans le remaniement annuel des juges, qui aurait dû être annoncé depuis septembre dernier et dont la liste, soumise par le CSPM, comme le veut la tradition, est encore bloquée par la présidence de la république.

Le remaniement judiciaire… pour quand et pour qui ?

En recevant hier le président du CSPM, M. Saïed a évoqué la question de ce remaniement en  soulignant la nécessité de définir avec soin et précision des «critères objectifs qui s’appliquent à tous». Mais s’il n’a pas précisé ces critères, il a montré à son hôte qu’il refuse de promulguer la liste du remaniement annuel des juges parce qu’il n’est pas d’accord avec les choix de la profession. De là à penser qu’il voudrait «imposer» sa propre liste, sur des «critères» personnels, il y a un pas qu’une partie de la profession a déjà fait.

Pour mettre encore de la pression sur les magistrats, le président Saied a également soulevé, selon le communiqué, la délicate question du temps judiciaire, soulignant qu’il est totalement inacceptable de voir quelqu’un rester en prison pour une durée illimitée sans que la justice statuasse sur son cas, alors qu’il pourrait être innocent et que la durée de sa détention pourrait dépasser la durée prévue par la loi.

«Il est inacceptable que certaines personnes ne soient pas coupables et que leurs dossiers traînent devant les tribunaux depuis des années», a lancé le chef de l’Etat, en passant sous silence les causes de cette lenteur, qui tiennent davantage de la sophistication des procédures judiciaires et de la faiblesse des moyens logistiques mis à la disposition des juges, dont les conditions de travail dans les tribunaux sont loin d’être acceptables, qu’à leur volonté propre de faire traîner en longueur les dossiers des justiciables.

Dans son refus d’écouter les autres et de n’en faire qu’à sa tête, se contentant d’imposer à chaque fois «ses» vérités, croyant avoir raison contre tout le monde, comme un prophète porteur d’un message pour une humanité corrompue et ignorante, le président Saïed n’aide pas à régler les problèmes auxquels fait face la Tunisie. Il les complique, plutôt, et les rend irrémédiables.      

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