Pour maîtriser l’inflation, le gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (BCT) ne cesse d’augmenter le taux d’intérêt directeur, au risque de pénaliser l’investissement et la production. Le problème est que l’inflation n’est pas maîtrisée et que le chômage et la récession économique s’aggravent de jour en jour dans le pays. Cherchez l’erreur ! (Illustration: Marouane Abassi, gouverneur de la BCT).
Par Sadok Zerelli *
Depuis la promulgation de la loi d’indépendance de la BCT en 2016, celle-ci a procédé à sept ou huit reprises à une augmentation de son taux directeur dans le vain espoir de juguler l’inflation, la dernière en date étant celle de 75 points décidée il y a quelques semaines et portant celui-ci à 8%.
L’argument avancé à chaque fois par le gouverneur de la BCT est toujours le même : «sans cette augmentation du taux directeur, l’inflation serait à deux chiffres». Malheureusement pour lui et pour la Tunisie, l’inflation à atteint deux chiffres en 2022 et il est prévu qu’elle sera même de 11,3% en 2023, malgré cette politique monétaire très restrictive basée essentiellement sur l’augmentation continue du taux directeur comme instrument de base pour maîtriser l’inflation.
Pire, cette politique monétaire a même accéléré l’inflation en obligeant les entreprises à répercuter sur leur prix de vente l’augmentation de leurs coûts de financement, sans parler de l’effet d’éviction sur les investissements qui a aggravé la récession économique et augmenté le chômage.
Echec de la politique monétaire
Attribuer cette accélération de l’inflation à la seule guerre en Ukraine, comme l’a fait le gouverneur de la BCT lors de sa dernière conférence de presse, est trop facile et une façon de se déresponsabiliser de l’échec de sa politique monétaire. Certes, l’enchérissement certain des coûts de l’énergie et des produits alimentaires qu’a engendré cette guerre d’Ukraine a contribué à alimenter l’inflation à travers nos importions de ces produits, mais cette inflation importée est loin d’être la seule et la principale source d’inflation. Les explications de l’échec de cette politique monétaire sont à rechercher ailleurs, tant sur le plan théorique que sur le plan de l’influence des lobbies.
Sur le plan théorique, tout économiste digne de ce nom n’ignore pas qu’il y a trois types d’inflation auxquels correspondent des remèdes différents: celle causée par l’excès de la demande intérieure, celle causée par l’insuffisance de l’offre et celle importée à travers le commerce extérieur.
En Tunisie, l’observation de la conjoncture et le suivi des indicateurs économiques montrent clairement que l’inflation est principalement due à l’insuffisance de l’offre (production intérieure + importations) et secondairement à l’enchérissement des coûts des implorations engendré par la dépréciation du dinar et d’autres facteurs exogènes tels que la guerre en Ukraine (inflation importée) .
Il est clair que l’augmentation du taux directeur de la BCT n’aura aucun effet sur ces deux sources principales d’inflation qui échappent à son contrôle. Par contre, elle pénalisera la consommation intérieure et les investissements qui sont les principaux moteurs de la croissance économique.
Echec de la méthode quantitativiste
L’explication d’une telle confusion entre les différents types d’inflation et d’une telle erreur d’appréciation des sources de l’inflation en Tunisie est à rechercher du côté théorique. En effet, le gouverneur de la BCT semble être, si on en juge d’après la politique monétaire qu’il applique avec l’appui de son CA depuis qu’il est à la tête de cette institution, un économiste quantitativiste, adepte de l’école monétariste qu’on appelle aussi «l’école de Chicago». Celle-ci repose sur la fameuse équation quantitative de la monnaie (PxV=MxY où M désigne la masse monétaire en circulation, V désigne la vitesse de circulation de celle-ci, P désigne le niveau général des prix et Y le PIB). Le chef de file de cette école de pensée économique, Milton Friedman, résume ainsi cette théorie quantitative : «L’inflation est toujours et partout un phénomène monétaire dans le sens où elle est et qu’elle ne peut être générée que par une augmentation de la quantité de monnaie en circulation plus rapide que celle de la production».
Cette théorie quantitative de la monnaie ne fait pas l’unanimité parmi les économistes et surtout repose sur une hypothèse fondamentale qui ne se vérifie pas en Tunisie : une vitesse de circulation de la monnaie constante à court terme.
En effet, l’importance du secteur informel et de l’économie souterraine en Tunisie, qui, d’après certains responsables, représentent 54% du PIB, fait que la réduction de la masse monétaire en circulation que l’augmentation du taux directeur del BCT est censé réaliser se trouve annulée par une accélération de la vitesse de circulation de la monnaie notamment dans le secteur informel où la majorité des paiements se font en espèces, de sorte que toute politique monétaire de type quantitativiste se trouve vouée à l’échec , comme cela s’est vérifié d’ailleurs depuis que la BCT applique cette politique.
Une politique monétaire alternative
La question qui se pose et que le gouverneur de la BCT a bien posé durant sa dernière conférence de presse est : existe-t-il une politique monétaire alternative ou un plan B ? Contrairement à ce qu’il affirme, il en existe bien une testée avec succès dans plusieurs pays du monde qui ont mieux réussi à maîtriser l’inflation tout en préservant la croissance économique et les équilibres macroéconomiques globaux. Celle-ci repose sur l’utilisation combinée de plusieurs autres instruments de politique monétaire qui sont à la disposition de tout Institut d’émission, en particulier :
– le taux de réserve obligatoire que les banques commerciales sont obligées de respecter sur les différents dépôts qu’elles reçoivent de leurs clients: les banques commerciales disposent d’un pouvoir de création monétaire extrêmement important à travers les crédits qu’elles accordent à partir des dépôts qu’elles reçoivent de leurs clients.
A ce sujet, il faut savoir que la masse monétaire au sens courant (M2) est composée en Tunisie à hauteur d’environ 80% de monnaie scripturale (sous forme d’écriture dans les comptes des clients) et seulement 20% de monnaie fiduciaire (billets de banques et pièces de monnaie) de sorte que chaque nouveau dépôt engendre une suite arithmétique de crédits accordés à d’autres clients.
On démontre d’une façon mathématique que ce pouvoir de création monétaire des banques commerciales est inversement proportionnel au taux de réserve obligatoire que la BCT leur impose. Ainsi une augmentation de quelques points du taux de réserve obligatoire réduit considérablement la capacité des banques commerciales à accroître la masse monétaire à travers les crédits qu’elles accordent;
– l’encadrement du crédit: la BCT impose aux banques sous sa tutelle de respecter une certaine répartition de leur portefeuille de créances entre les différents opérateurs et secteurs économiques en vue de favoriser ceux que l’Etat considère comme stratégiques (agriculture, mines …) ou les plus créatifs de valeur ajoutée, de croissance et d’emplois. Inversement, si les banques commerciales ne respectent pas la répartition sectorielle recommandée par la BCT, elles sont pénalisées par un refus de rachat de ces titres de créances pour leur permettre de se refinancer.
– l’open market : c’est la technique de contrôle de la masse monétaire en circulation et de maîtrise de l’inflation la plus prisée par les pays anglo-saxons, berceaux de la théorie monétaire et champions de la lutte contre l’inflation, qui n’ont recours que très rarement à l’augmentation du taux directeur pour combattre l’inflation et encore dans des proportions qui ne dépassent jamais 25 ou 50 points à la fois.
Cette technique consiste dans des interventions quotidiennes sur le marché monétaire pour injecter/éponger de la monnaie en achetant/vendant aux banques commerciales les titres financiers publics ou privés qu’elles détiennent. Le grand avantage de cet instrument est sa flexibilité qui permet à la BCT d’ajuster au jour le jour la masse monétaire en circulation selon ses propres estimations des besoins de financement de l’économie et des pressions inflationnistes.
Par rapport à l’instrument d’augmentation du taux directeur qui est une décision administrative «aveugle» qui touche d’une façon indifférenciée tous les acteurs et opérateurs économiques, et sur laquelle il est difficile de revenir avant plusieurs mois, l’open market est une technique de lutte contre l’inflation infiniment plus efficace et plus souple.
Economie de rente et clientélisme monétariste
La question qui se pose d’elle-même est la suivante : pourquoi le gouverneur de la BCT, qui est par ailleurs un bon économiste qui n’ignore certainement pas ces techniques bancaires élémentaires, n’a-t-il pas recours à cette panoplie d’instruments à sa disposition pour essayer de maîtriser l’inflation, au lieu de continuer à appliquer une politique de fuite en avant consistant à augmenter successivement le taux directeur de la BCT malgré l’échec flagrant de cette politique depuis qu’elle est appliquée?
La réponse à cette question est à rechercher peut être dans la déclaration de l’ex-représentant de l’Union européenne (UE) à Tunis qui a déclaré à une radio privée que «l’économie tunisienne est détenue par une trentaine de famille».
Ces propos qui ont offusqué certains et ont donné lieu à un tollé général dans les médias semblent malheureusement confirmés par la politique monétaire menée par la BCT depuis son «indépendance».
En effet, force est de constater que l’augmentation continue du taux directeur n’a profité jusqu’ici qu’aux banques commerciales qui n’ont jamais fait autant de bénéfices et distribué autant de dividendes à leurs actionnaires, qui sont souvent membres des mêmes riches familles, en souscrivant aux emprunts lancés par l’Etat pour financer son déficit budgétaire à des taux d’autant plus élevées.
Tout se passe comme si la BCT est au service des lobbies et des gros actionnaires des banques qui s’enrichissent de plus en plus sur le dos de l’Etat, gros perdant de la politique monétaire suivie par la BCT et dénoncée souvent par les meilleurs économistes du pays depuis que cette institution est «indépendante», sans parler des ménages et des entreprises qui ont de plus en plus des difficultés à financer leurs consommations ou activités.
Cette triste réalité, qui ne découle pas d’une analyse subjective et partisane mais d’une analyse objective des chiffres, est aggravée par l’absence de tout contrepoids aux pouvoirs extravagants que la loi de 2016 accorde à la BCT et à l’absence de toute autorité pour corriger le tir ou sanctionner les responsables d’une telle mauvaise gestion monétaire. Même le ministre de l’Economie et de la Planification, Samir Saïed, qui a osé critiquer à juste raison la dernière augmentation de 75 points décidée par la BCT en déclarant qu’une augmentation de 25 points aurait suffit, a du presque faire marche arrière devant le tollé que sa déclaration a soulevé.
Si un ministre, membre du gouvernement, ne peut pas critiquer une décision qui impacte directement le département dont il a la charge, l’économie nationale, ce n’est certainement pas le président de la république, juriste de formation ni sa cheffe de gouvernement, géologue de formation, qui pourront le faire, d’autant moins qu’ils ne se sont pas entourés d’économistes compétents pour les conseiller.
En attendant, l’inflation, le chômage et la récession économique s’aggravent de jour en jour et ni cet article ni d’autres publiés par le même auteur et par d’autres économistes non moins compétents ne changeront d’un iota la politique monétaire suivie par la BCT, qui sous couvert d’indépendance accordée par la loi de 2016, se comporte comme un Etat dans l’Etat.
* Economiste consultant international.
Donnez votre avis