La Tunisie dans le long tunnel postrévolutionnaire

Les incidences économiques et politiques de la rétrogradation de la note souveraine de la Tunisie, par l’agence américaine Moody’s, à Caa2 avec perspectives négatives, renvoient les Tunisiens à la triste réalité d’une crise dont ils ne verront pas de sitôt la fin.

Par Sémia Zouari *

Les dés sont jetés et les perspectives de cessation de paiement avec déclaration de faillite sont bien réelles pour notre malheureux pays.

Comme un malheur n’arrive jamais seul, l’agriculture est sinistrée par la sécheresse alors qu’elle apportait de l’oxygène à notre économie en crise. La campagne oléicole n’a pas eu les résultats espérés et le déficit pluviométrique dans le Nord-Ouest laisse peu d’espoir pour la prochaine campagne céréalière, dans un contexte de renchérissement des prix du fait de la guerre en Ukraine. Sans compter les pertes diverses cumulées et les perspectives néfastes à moyen terme, pour les exploitants agricoles de l’arboriculture qui ont vu dépérir une grande partie de leurs arbres fruitiers suite à la sécheresse.

Entre les mains d’un seul homme

La situation est donc trop grave pour laisser l’économie du pays entre les mains d’un seul homme, en l’occurrence Kaïs Saïed, dont les déclarations contredisant les engagements gouvernementaux tunisiens ont compromis les négociations de prêt du FMI, alors qu’elles devaient aboutir dès décembre 2021.

Après avoir glosé sur «Omek Sanafa» face aux caméras de télévision et avoir traité avec légèreté notre partenariat stratégique avec notre allié américain, Kaïs Saïed se retrouve aujourd’hui face à la réalité du terrain et elle est sans appel, pour lui comme pour le peuple tunisien. Inutile d’incriminer le gouvernement quand le chef de l’Etat est adepte de la pensée unique, quand il n’écoute pas les meilleurs conseillers, quand il oppose son véto aux compétences qui ont fait leurs preuves par le passé.

Aura-t-il enfin la raison de se résoudre à accepter de confier les affaires économiques de la Tunisie aux experts compétents en la matière et de les écouter, hors des rhétoriques irréalistes et irréalisables ? Quand va-t-il admettre qu’un président de la république ne peut humainement être omniscient mais qu’il doit être bien entouré de conseillers compétents et indépendants, dans chaque domaine, hors des allégeances et du copinage, de façon à ce que tout le pays soit bien administré?

Un pays victimes d’archaïsmes anachroniques

La Tunisie regorge de compétences et elle a un besoin urgent de réformes sur tous les plans; elle accuse un retard préjudiciable en matière de digitalisation, de dématérialisation des procédures, de numérisation, de biométrie, de modernisation, de libéralisation. Elle sombre dans les archaïsmes anachroniques qui l’empêchent de rentrer de plain-pied dans la modernité, hors des tartufferies obscurantistes et des bondieuseries de gourous rétrogrades, à l’heure où la jeunesse de l’Iran gronde pour chasser ceux qui instrumentalisent la religion pour accaparer le pouvoir et persécuter les femmes.

Pourquoi sommes-nous encore entraînés à contre-courant de tous les progrès ?

Face à la crise financière qui résulte de la décennie noire mais aussi de la dette odieuse contractée du temps de la dictature kleptocrate, il aurait fallu que Kaïs Saïed mette en place un Comité de Salut National de notre économie, avant même l’initiative actuelle de l’UGTT et ait le courage d’engager les réformes douloureuses plutôt que de s’entêter à vouloir maintenir un système de compensation archaïque et détourné de toutes parts, par les mafias de la spéculation et de la contrebande.

Nous avons vu la faillite de tels systèmes dans les économies communistes et socialistes, en raison principalement des détournements et de la corruption qui en font un puits sans fonds sans que les populations cibles en soient réellement bénéficiaires. Si un riche pays pétrolier comme le Venezuela n’a pu maintenir un tel système que dire de nous?

Aujourd’hui, la Tunisie doit se résoudre à programmer le rééchelonnement de sa dette souveraine, à demander l’annulation d’une partie de la dette odieuse contractée lors de la dictature. Pour ce faire, l’appui des Etats-Unis est absolument nécessaire ainsi que cela a été fait pour la Grèce lors de la terrible crise de 2011-2012. Et ce soutien nous fait actuellement, cruellement défaut…

«Omek Sanafa», disait-il… Assez d’amateurisme… Laissons les experts faire le travail sans leur mettre des bâtons dans les roues, sans laisser le champ libre aux expérimentations socio-économiques hasardeuses d’idéologues pseudo-économistes dont nous connaissons les performances académiques plus qu’improbables, pour avoir été leur collègue à la Faculté de droit et des sciences économiques de Tunis, où ils n’avaient guère brillé…

Les errements totalitaires de Kaïs Saïed

Aujourd’hui se tient un deuxième tour d’élections législatives controversées où les électeurs tunisiens ont été invités à élire des candidats dont ils ne connaissaient pas préalablement l’appartenance politique réelle, en raison principalement de l’exclusion des partis politiques, mais aussi d’une faille initiale d’une loi électorale mal pensée. Un déficit d’information crucial à l’heure du rejet quasi général de la mouvance islamiste et de son bilan désastreux, en termes de gouvernance, d’intégrité, de compétences, d’évolution vers une société de droit, progressiste et respectueuse des libertés publiques. Et on s’étonne du faible taux de participation? Et on ne corrige pas les carences d’un code électoral qui exclut les binationaux et oublie la parité hommes-femmes? Encore une faille de ce code électoral concocté par Kaïs Saïed, hors des recommandations progressistes de la Commission constitutionnelle Belaid qui suscitait tant d’espoir pour notre transition démocratique. Une faille évidemment exploitée par les islamistes qui, tout en appelant au boycott des élections, y ont précipité leurs sous-marins, soi disant indépendants…

L’Isie a même validé un parti politique, d’obédience raciste et xénophobe, qui s’inspire de Zemmour et compagnie et appelle lâchement à chasser nos frères subsahariens, alors qu’ils ne font de mal à personne, qu’ils travaillent pour des salaires moins que convenables et sont en situation de vulnérabilité avec les rumeurs les plus malveillantes à leur encontre… Une ignominie dans un pays membre fondateur de l’Union Africaine et qui a donné son nom à tout le continent… mais qui en a protesté ?

Mais le plus grave c’est que ce deuxième tour est observé par nos partenaires financiers internationaux (essentiellement les États-Unis qui ont garanti jusque-là nos emprunts) comme un indicateur de légitimation du pouvoir de Kaïs Saïes, après l’initiative du 25 juillet 2021, initialement soutenue par la majorité des Tunisiens dont les espoirs se sont délités, jour après jour, suite aux errements totalitaires et aux incohérences des décisions individuelles de Kaïs Saïed. A telle enseigne qu’il a laissé l’occasion aux islamistes et consorts, en mal de pouvoir, à reprendre du poil de la bête, à se positionner en tant qu’alternative, en tant que «sauveurs du processus démocratique»… eux qui sont les artisans de notre régression généralisée, de notre ruine, de la confiscation de tous les idéaux de la révolution de la liberté et de la dignité…

Cette fois-ci, les islamistes se sont planqués derrière une figure respectable de l’opposition historique à la dictature, Nejib Chebbi, qui n’avait pas vu récompenser son long parcours militant lors des différentes échéances électorales post révolutionnaires et qui se retrouve, aujourd’hui, otage presque volontaire, d’une récupération machiavélique de la nébuleuse islamiste avec tous ses avatars…

Trop de mauvaises nouvelles et peu d’espoirs de voir la lumière au bout de ce long tunnel postrévolutionnaire. Encore un mois de janvier crucial pour notre Tunisie et pour nous tous….

* Diplomate.

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