La crise des migrants subsahariens continue d’alimenter le débat en Tunisie et à l’étranger. L’auteure en fait ici un diagnostic et propose des recommandations pour en sortir avec les moindres frais pour notre pays. Il est temps de modérer notre langage, de préserver notre diplomatie, de s’engager dans la désescalade et de trouver des solutions raisonnables pour tous!
Par Sémia Zouari *
Nous suivons chaque jour, avec la plus grande consternation, la grave crise politique, diplomatique, humanitaire, sécuritaire et économique provoquée par les déclarations du président Kaïs Saïed, le 21 février, à l’encontre des migrants subsahariens avec le tollé de réprobations qui en ont découlé, particulièrement au niveau international où l’image de marque de la Tunisie, celles de son président, de sa diplomatie, de son appareil sécuritaire en sont sorties gravement et durablement écornées.
Même si la manifestation de soutien organisée par la Ligue tunisienne de défense des droits de l’homme (LTDH), le samedi 25 février, a pu mettre un peu de baume au cœur de nos frères subsahariens, beaucoup reste à faire pour limiter les dégâts de cette crise aux différents niveaux suivants.
1. Sur le plan politique et diplomatique :
– Le président de la république ne peut se permettre de se livrer à des déclarations incendiaires stigmatisant les migrants subsahariens et portant sur eux des accusations complotistes irréalistes qui lui aliènent d’office 54 pays africains, l’Union Africaine, les Nations Unies et la communauté internationale.
– La qualification de son intervention est évidente et nos frères africains y ont vu clairement une attaque raciste contre les noirs. Il ne faut pas insulter leur intelligence en invoquant un quelconque malentendu… Le mal est fait et l’image de marque de la Tunisie, membre fondateur historique de l’Union Africaine, est ternie par le premier représentant de sa diplomatie, en l’occurrence le président de la république lui-même qui ne peut continuer de s’aligner sur la position de l’Algérie en toute chose…
– Les interventions du ministre des Affaires étrangères ne peuvent exonérer le président Saïed dont les déclarations ont ouvert les portes de l’enfer contre nos frères subsahariens, terrorisés, traqués de toutes parts, délogés, emprisonnés, spoliés de tous leurs droits humains et économiques. Inutile de nier les faits qui sont documentés par des vidéos, des témoignages accablants. Difficile pour notre diplomatie de colmater les brèches d’un navire sans repères avec des crises récurrentes…
– Politiquement, nous avons assisté à l’ascension, en toute impunité, d’un parti raciste, xénophobe, néo-fasciste qui a inondé les réseaux sociaux de vidéos mensongères diabolisant les Subsahariens, exagérant leur nombre, attisant la haine et le racisme le plus détestable. Ce parti soi-disant nationaliste a fait le plus grand mal à la Tunisie et doit être dissous dans les plus brefs délais. Et cela quel que soit son lien avec Kaïs Saïed qui s’est laissé influencer par sa rhétorique raciste et complotiste mais ne peut décemment en faire un allié fiable et respectable ou une quelconque base électorale et ce, nonobstant l’appui populiste d’une opinion publique manipulable et de moins en moins soucieuse de la morale.
– Un président de la république ne peut se rabaisser au niveau d’un parti qui reprend à son compte la rhétorique raciste d’Eric Zemmour, car il représente son pays à l’international et non ses positions personnelles. Les commentaires haineux des thuriféraires de ce parti néo-fasciste ne devraient en aucun cas figurer sur la page facebook de la présidence dont les administrateurs devraient être plus soucieux de l’image de la plus haute autorité de l’Etat. De plus ces mêmes arguments racistes pourraient nous être retournés aux dépens de nos propres ressortissants en Europe pour lesquels nous réclamons un traitement respectueux des droits de l’homme et dont nous refusons l’expulsion.
2. Sur le plan sécuritaire, c’est à Kaïs Saïed de monter au créneau via un communiqué écrit pour:
– réparer les dégâts occasionnés par ses propres déclarations intempestives;
– assumer personnellement qu’il y a eu un grave dérapage et appeler officiellement à la fin des persécutions des Subsahariens tant de la part de la populace que des autorités;
– exiger des services de police d’intervenir pour protéger les Subsahariens des exactions venant de la populace et de cesser les campagnes d’arrestations et d’emprisonnement au simple motif du séjour illégal;
– exonérer les ressortissants subsahariens du paiement des pénalités de 80DT par mois pour dépassement de visa de séjour;
– sommer la police de cesser de faire obstruction à la délivrance des titres de séjour aux étudiants étrangers et aux travailleurs dûment munis de contrats de travail;
– décider un moratoire à la mise en application de la loi du 18 février sur les étrangers jusqu’à résolution à l’amiable de la crise et dans le respect de la dignité humaine des migrants qui souhaitent rentrer chez eux;
– inviter les services consulaires des ambassades concernées à délivrer des laissez- passer ou des passeports valides à leurs ressortissants dûment identifiés qui souhaitent être rapatriés dans leur pays d’origine, en assurant la gratuité de leur transport par avion en collaboration avec l’Organisation internationale des migrations (OIM) qui dispose de budgets dédiés à cet effet et peut même accorder, à chaque migrant volontaire au retour, un pécule de l’ordre de 300 euros;
– renforcer les mesures sécuritaires à l’encontre de la mafia de la migration illégale au niveau intérieur;
– à l’échelle internationale proposer la convocation d’une Conférence Internationale en Tunisie sur le contrôle des flux migratoires, en collaboration avec les services sécuritaires des pays émetteurs, des pays de transit, des pays frontaliers, des pays récipiendaires et ce via la coopération internationale avec l’Union Africaine, les Nations Unies et ses organisations représentées en Tunisie telles que l’OIM, l’UNHCR, ainsi qu’avec Interpol, l’Union Européenne, Frontex, l’OSCE et l’Otan qui ont promu des programmes dédiés à la lutte contre la migration illégale.
3. Sur le plan humanitaire et pénal :
– Tout doit être fait pour éviter la persécution et la précarisation de nos frères subsahariens en Tunisie et préserver leur dignité, qu’ils soient en situation régulière ou sans papiers.
– Les autorités tunisiennes n’auraient jamais dû imposer la loi sur les étrangers sans préavis car elles ont ainsi créé une crise qui a échappé à tout contrôle et donne une image dégradée de la Tunisie en termes de respect des droits de l’homme.
– Les condamnations internationales de la crise pourraient aller au stade de qualification par les Nations Unies d’«atteintes massives et répétées aux droits de l’homme» pouvant justifier des condamnations du Comité des Droits de l’Homme des Nations Unies, des poursuites pénales fondées sur les témoignages des victimes, dûment documentés et authentifiés, ainsi que sur la foi des rapports des organisations internationales représentées en Tunisie.
– Les migrants subsahariens victimes de persécutions peuvent postuler au statut de réfugiés économiques et de minorités étrangères persécutées, défendables devant les juridictions internationales telles que la Cour pénale internationale de Justice de la Haye. Aussi les autorités de police tunisiennes, de la garde nationale et des frontières doivent-elles se préserver de toutes violations des droits humains susceptibles de les mettre en accusation à l’international.
– Le parti dit nationaliste, fomenteur de la campagne de diabolisation des Subsahariens est également passible de poursuites pénales à l’international, lui et ses dirigeants et militants. On ne saurait trop recommander au président Kaïs Saïed de s’en désolidariser pour ne pas être éclaboussé par les graves atteintes aux droits de l’homme que ce parti a provoquées directement ou indirectement.
4. Sur le plan économique :
– Le départ des étudiants subsahariens inscrits dans les universités publiques et privées priverait la Tunisie de rentrées en devises plus appréciables que celles du tourisme. Plusieurs universités privées sont menacées de faire carrément faillite. Il importe de sauver l’année universitaire en cours et de tout faire pour que les étudiants subsahariens terminent leur cursus.
– Des secteurs entiers de notre économie (agriculture, restauration, bâtiments, aides ménagères et gardes malades…) vont souffrir du départ de la main d’œuvre subsaharienne réputée laborieuse, honnête et pleine de bonne volonté et de gentillesse selon ses employeurs. S’il y a des éléments déviants, il faut y voir des statistiques inévitables et non renier le mérite de tous ceux qui sont animés de bonnes intentions.
– Nos opérateurs économiques et commerciaux en Afrique subsaharienne vont subir les mesures de rétorsion prévisibles et seront privés du statut privilégié dont ils ont bénéficié jusqu’à présent de la part de nos frères subsahariens. Ne parlons pas de nos fonctionnaires à la BAD à Abidjan qui doivent être affligés par ce qui se passe en Tunisie et se trouver en posture plus qu’inconfortable.
– La Tunisie risque d’être écartée des grands projets notamment de BTP dans les pays subsahariens et notre compagnie aérienne verra se déserter ses liaisons vers l’Afrique subsaharienne en raison de l’image désormais désastreuse qu’elle s’est faite avec tant de cafouillages inacceptables et de dégâts collatéraux.
– Les dernières annulations des réservations hôtelières en Tunisie par les tours opérateurs européens sont symptomatiques de la dégradation de notre image de marque avec la politique agressive à l’encontre des étrangers comme cette maladroite interdiction de séjour d’une syndicaliste européenne venue soutenir l’UGTT…
Il est temps de modérer notre langage, de préserver notre diplomatie, de s’engager dans la désescalade et de trouver des solutions raisonnables pour tous!
A bon entendeur!
* Diplomate.
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