Entre 1609 et 1614, le drame des enfants musulmans d’Al-Andalus – dits «nouveaux chrétiens», car convertis -, enlevés par les Espagnols «vieux chrétiens» : l’expulsion de 600.000 à 1000.000 hommes et femmes s’est accompagnée de l’arrachement à leurs parents de plusieurs centaines de milliers de garçons de moins de quatorze ans et de filles de moins de douze ans. (Illustration : le 22 septembre 1609, un siècle après la chute de Grenade, tous les musulmans et les juifs seront expulsés d’Espagne.)
Par Abdellaziz Guesmi *
Un siècle après la chute de Grenade (1492), malgré une féroce répression, (l’interdiction de l’arabe, des prénoms arabes, des vêtements, des usages alimentaires islamiques – ce qui supposait de plus d’interdire aux musulmans d’être bouchers, pour tarir l’offre de viande hallal– et encore des perquisitions dans les domiciles afin d’enlever les décorations «à la morisque» et de les remplacer par des images de saints catholiques), la conversion forcée n’était pas efficace, il devenait évident que les musulmans, même baptisés chrétiens, parvenaient à transmettre l’islam à leurs enfants. Il fallait en tirer les conclusions. Elles seront inhumaines, cruelles et impardonnables.
Pour le Roi et l’Eglise, la seule solution qui était conforme au «droit canonique» (en droit canonique chrétien l’hérétique perd ses droits sur ses enfants, sa femme, ses biens), était de séparer les enfants musulmans de leur famille.
Séparation des adultes et des enfants
En effet, les enfants musulmans, ou plutôt les enfants de musulmans andalous «nouveaux chrétiens» sont un enjeu et un objet de discussions durant toute la période qui s’étend de la conversion forcée des musulmans jusqu’à leur expulsion (arrière-petits-enfants des convertis, ou même arrière-arrière-petits-enfants) décidée par Philippe III en 1609, et qui est mise en œuvre entre 1609 et 1614.
La séparation des adultes et des enfants s’impose : en élevant les enfants musulmans à partir de l’âge de 4 ans dans des familles de vieux chrétiens, il serait facile d’éliminer en quelques années les séquelles de l’islam. La seule possibilité de sauver les musulmans était de les prendre dès le plus jeune âge, avant qu’ils ne soient pervertis. Il fallait les couper de leur milieu d’origine !
L’enlèvement des garçons de moins de quatorze ans et les filles de moins de douze ans est alors décidé.
Comme le projet d’expulsion devait rester secret jusqu’au dernier moment, il était difficile de séparer les familles à l’avance, et l’on pouvait craindre que les musulmans ne se révoltent au moment où on prendrait leurs enfants. Par «bonté», le décret final pour le royaume de Valence (22 septembre 1609) donne la possibilité aux parents musulmans de laisser leurs enfants de quatre ans ou moins. Les enfants de moins de six ans issus de couples mixtes (femme musulmane et mari «vieux chrétien») devaient obligatoirement rester sur place, mais la mère sera expulsée. Ces enfants en bas âge devaient être assimilés, il fallait leur enlever tout souvenir de leurs origines.
Le problème n’était pas le bonheur de ces enfants ici-bas, mais le salut de ces âmes innocentes. Expulser ces enfants avec leurs parents était les condamner à devenir musulmans (et donc vouer leurs âmes à l’enfer), alors qu’on pouvait encore espérer les sauver en leur donnant une éducation chrétienne. Ces mesures étaient justifiées par le fait que les musulmans, convertis au catholicisme, ayant trahi la foi chrétienne, en pratiquant un islam caché, avaient perdu leurs droits sur leurs enfants.
Pendant l’expulsion des musulmans du royaume de Valence, les soldats qui les encadraient, ainsi que la population locale, ont volé de nombreux enfants – probablement plusieurs milliers.
L’endoctrinement des jeunes musulmans
Plusieurs écoles pour les enfants musulmans sont fondées. Les jésuites en particulier se consacrent à l’endoctrinement des jeunes musulmans. Mais en 1560, un mémoire adressé à Philippe II dénonçait le fait que les anciens élèves, auxquels on avait enseigné l’arabe pour qu’ils puissent aller prêcher l’Evangile parmi les Morisques, retournaient vivre dans leur famille «como moros».
Le paradoxe de ces écoles était en effet que l’enseignement de l’arabe (destiné à former des prédicateurs spécialisés dans la mission auprès des Morisques) contribuait à maintenir l’attachement à cette langue -interdite- que les autorités considéraient comme le véhicule de la transmission de l’islam.
Cette page d’histoire ne devrait pas être oubliée, pour perpétuer la mémoire des souffrances subies par des êtres humains qui ont été arrachés à leurs terres, familles, époux, épouses, enfants, parents…
Chronologie du drame :
1492, chute de Grenade
1499, conversion forcée des habitants de la ville de Grenade;
1501-1502, pragmatique signée par ce dernier sommant les Musulmans du royaume de Castille de choisir entre l’exil ou la conversion forcée;
1516, publication de l’édit portant sur l’abandon des coutumes et du port des habits traditionnels, et de la langue arabe;
1525-1526, édit de conversion des musulmans des royaumes d’Aragon et de Valence;
1569-1570, soulèvement armé des musulmans de l’Alpujarra et Guerres de Grenade.
22 septembre 1609, Philippe III d’Espagne, promulgue la loi expulsant tous les musulmans.
Sources :
Isabelle Poutrin, “Les enfants des morisques, instruments de conversion”, Conversion / Pouvoir et religion, Hypotheses.org (ISSN 2497-7829), 13 décembre 2019.
Isabelle Poutrin, Convertir les musulmans. Espagne 1491-1609, Paris, PUF, 2012.
Isabelle Poutrin, «Est-il permis de tuer son père hérétique ou de le dénoncer à l’Inquisition ? L’évêque d’Orihuela et les fils de morisques», dossier «L’Espagne face aux hérésies, XVIe siècle», Cahiers de Framespa, 20, 2015.
Martinez, François, ‘‘Les enfants morisques de l’expulsion (1610-1621)’’, in Abdeljelil Temimi (dir.), ‘‘Mélanges Louis Cardaillac’’, Zaghouan, Fondation Temimi pour la recherche scientifique et l’information, 1995, p. 499-535.
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