Impressions mitigées d’un retour en Tunisie

Je reviens en Tunisie que je n’ai pas visitée depuis le printemps 2017. Un bloc de six années qui ont beaucoup compté pour la maturation de mon projet. A savoir constater si la décennie après l’ère Ben Ali a produit d’importants changements. Des changements, il y en a bien eu, mais les impressions sont plutôt mitigées.

Par Jean-Guillaume Lozato *  

Exceptionnellement, j’ai choisi l’usage de la première personne du singulier. Un mode qui fait la part belle à l’émotionnel, au ressenti, à la subjectivité libératrice. Et peut-être aussi à l’empathie. Il est vrai que la patrie de Habib Bourguiba, de Tarak Dhiab, des oranges sanguines et du jasmin occupe une place spéciale dans mon esprit. J’y revois des lieux familiers. J’y retrouve des amis, des connaissances, des collaborateurs.

Ce séjour orienté sur le tourisme ou plutôt sur la redécouverte, et dans le même temps lié à des activités culturelles et professionnelles, sera aussi l’occasion d’une enquête de terrain menée dans le Grand Tunis et portée, je l’espère, par un souci d’objectivité bienveillante.

Dès le passage efficace à l’aéroport de Tunis-Carthage devant des douaniers souriants et complaisants, vient la rencontre avec les taxis. Moins avenants que lors des précédents séjours, les chauffeurs tentent de forcer tout nouvel arrivant vers des emplacements pas forcément indiqués par la logique. La nonchalance habituelle a laissé place à un attentisme rappelant les pratiques courantes des «taxistes» en Algérie ou au Maroc.

Tapis rouge de bienvenue

Dans le parcours de l’aéroport au centre ville, nous découvrons des routes mal entretenues aux bas-côtés parfois méconnaissables. Et les autochtones ont, semble-t-il, appris à conduire plus sportivement qu’avant. Avec comme phase introductive la «tronche» déployée par le conducteur taiseux de mon véhicule. En guise de tapis rouge de bienvenue.

Puis c’est le rouge des chéchias qui m’accueille. Première escale en immersion sociale: le restaurant El-Qods tenu de main de maître par la famille Lazghab. Ma base logistique principale grâce à Moussa, un des sociétaires, toujours prêt à conseiller les clients avec dynamisme et humour.

Observatoire privilégié pour touriste, sociologue, journaliste, policier en civil. J’y apprends que la mosquée située en face ne serait plus aux mains des salafistes et que dorénavant même les voyageurs libyens marchandent le prix des repas alors que, dans un passé récent, ils étaient perçus comme des nantis.

Deux autres points de restauration remporteront mes faveurs avec des critères proches. Il s’agit du Semaphore, rue de la Commission, aux portes du Souk, géré par Adel Mansouri à la courtoisie façon maître d’hôtel. Et de L’Algerino situé derrière la rue de Palestine, géré par Chiheb Ben Ali, toujours prêt à discourir dans un français presque parfait. Ces lieux respirent la convivialité sans être attrape-touristes.

Le troisième poste d’où scruter la société à Tunis sera le barbier. Là en général les hommes se lâchent autant qu’au café, la vulgarité en moins. Je m’y suis rendu deux fois. Deux épisodes au cours desquels j’ai entendu les gens se plaindre du quotidien. Une logorrhée ne s’interrompant que pour disserter à propos du football ou pour comparer les moustaches. On y entend que le peuple se pose des questions depuis l’arrestation du directeur de Radio Mosaïque, s’inquiète pour la liberté de la presse. Et à chaque fois, le barbier à la mauvaise humeur aussi écrasante que le conducteur de mon taxi à l’arrivée.

Dernier rempart sur lequel édifier le mirador de la contemplation : café, salon de thé… Les consommations se ressemblent toutes. Les glaces ou cocktails inscrits sur le menu n’existent plus que virtuellement. Le simple expresso dispute la priorité au petit verre de thé à la menthe. Mis à part le café des banques, non loin du siège de la Banque centrale et le salon de thé Trait d’union au quartier El-Menzah 6 attirant une majorité de cadres, le constat se vérifie.

Ainsi au café Ali Baba, où le brillant doctorant Wajdi Allagui a eu la gentillesse de me convier, je fais quasiment figure d’original avec mon Fanta à l’orange pourtant boisson populaire non millésimée mais dont le goût me ravit puisque bien plus savoureux que sa version servie en Europe.

Pénuries et hausse des prix

A proximité du centre commercial le Palmarium, à côté de la bonbonnière, le bâtiment de style art nouveau du théâtre municipal de Tunis, se situe le salon de thé Bab Bhar avec ses cendriers portant le logo de l’établissement au mobilier authentique mais aussi usé que les costumes ou blousons fatigués des consommateurs. Le soupçon de mixité occasionnelle m’a surpris et explique sûrement la légère variété des consommations commandées en comparaison avec la journée précédente à la clientèle exclusivement masculine bercée par de la musique orientale plutôt populaire pour ne pas dire de mauvais goût.

En dix jours de présence sur le sol tunisien, la constatation de la baisse du niveau de vie s’impose comme une évidence. Autant que de la hausse des prix. Ceci explique cela, crise et inflation obligent.

Les quatre terrains d’observation participante ont livré le verdict d’insolvabilité d’un pays où certes la quantité est présente dans le domaine de l’alimentaire mais où le choix s’est considérablement restreint. Pour ce qui est des métiers de bouche, restaurateurs comme clients sont à plaindre. L’enlisement dans l’inflation se manifeste chaque jour. Même le savon coûte plus cher qu’avant, et l’accès à ce type de produits importés jadis de Libye et de Turquie, au bon rapport qualité/prix, est devenu inexistant.

Le panier de la ménagère souffre d’un manque de variété. Soit en fonction de la disponibilité des denrées (dans certaines zones du pays, sucre et café ont été rationnés). Soit en fonction de la hausse continue de l’indice des prix avec un kilo de mouton dépassant 35 dinars, celui de poulet atteignant les 25 dinars, celui de bananes avachies montant à 7 dinars. J’ai entendu une dame affirmer qu’elle préférait à présent préparer elle-même des friandises à ses enfants car elle considère que les biscuits industriels étaient devenus trop chers.

La friperie enlaidit le centre-ville historique

A cet amoncellement de doléances semble s’assembler consubstantiellement l’élévation de monticules consacrés à la fripe. C’est le détail auquel je n’ai pas pu m’habituer et que j’ai observé incrédule tous les jours. Des entassements enlaidissant le centre historique, destinés à la vente de vêtements usagés, en grande partie dégueulasses. Je précise bien en grande partie car à ma grande surprise on y monnaye aussi des ceintures, des chaussures et des peluches pour les enfants avec le risque de colporter toutes sortes de microbes, ce qui n’arrangerait pas les choses, eu égard le dysfonctionnement des hôpitaux publics avec le départ de nombreux médecins vers l’étranger. Sans compter le fait que les médicaments soient achetés en masse par des Libyens désireux de les ramener dans leur pays où ils manquent de tout pour se soigner.

Le mécontentement grandit, grossit. Proportionnellement au gonflement des stands de fripes à même les trottoirs partant du pourtour de la gare de Tunis, place Barcelone, jusqu’à proximité de l’avenue Bourguiba où la pauvre ambassade de France ainsi que la statue de Ibn Khaldoun sont encerclées de barbelés, faisant face à la Cathédrale de Tunis où il arrive que des forces de sécurité désapprouvent que des Tunisiens donc supposés Musulmans aient la curiosité d’entrer pour profiter simplement du calme des lieux, d’après ce que j’ai entendu au café Bosphore, rue de la Liberté. Où le Coran est diffusé en boucle sur grand écran du matin au soir.

A vrai dire, je n’ai pas pu oublier un seul instant que j’étais en terre musulmane puisque lors de mon trajet en taxi vers La Goulette, la radio diffusait le Coran à un volume assez élevé. Et que – ce qui ne m’était jamais arrivé dans le passé en Tunisie – je me suis vu demander six fois de quelle religion j’étais. Plus intriguant encore, c’était par des jeunes de moins de trente ans.

Pour conclure sur ces dix jours j’ai été très heureux de retrouver la Tunisie, moi le Français d’origine Italienne enseignant à Paris mais demeuré fortement méditerranéen.

Une jeunesse sur le départ

Je rebondirai sur la jeunesse. Pas la mienne, désormais passée, rassurez-vous. Sur celle actuelle vivant en Tunisie. Il semblerait qu’une fuite générale soit envisagée. Entre les publicités de formations en langues basant leur intérêt sur la promesse de visas et les allégations des étudiants que j’ai interrogés évoluant dans le public ou le privé. 100%, j’ai bien écrit 100%, des jeunes interrogés désirent s’expatrier. Garçons comme filles, ce qui est une nouveauté.

Il apparaît donc urgent de travailler à l’attractivité du pays en ouvrant plus de concours ou en ciblant des priorités en rapport avec le patrimoine immatériel, la lutte anti-corruption pour enrayer un phénomène protéiforme qui mène au découragement.

L’étranger a conscience de la valeur marchande et ajoutée des étudiants tunisiens. A l’université privée Business School Tunis le directeur de l’école de communication Centrale Com, Mohamed Ali Ganouati, ainsi que le secrétaire général Néjib Trabelsi, ont pris le temps de me dénoncer le phénomène. Le premier me précisant de manière impressionnante que «ses» jeunes étaient recrutés grâce à une politique offensive des Allemands pratiquant le débauchage intensif au profit du secteur paramédical. Les étudiants en question, ayant établi une sorte de « TOP 3 » avec l’Europe, le Canada et les Etats-Unis.

Des informations précieuses qui me font comprendre que paradoxalement tout n’est pas perdu eu égard aux fortes potentialités des diplômés tunisiens à qui il manque juste un alignement des planètes favorable. Ils détiennent des capacités pour redynamiser le pays. Et la politique dans tout ça? Ils ne semblent plus s’y intéresser localement face à un Kaïs Saïed noyé dans l’incompétence des membres de son entourage.

Mais voilà le temps est passé trop vite et maintenant Moussa, adorable et fort utile pour certains éclaircissements, m’accompagne avec bienveillance en voiture à l’aéroport en ce dimanche tunisois tranquille pour mon voyage retour en France. M’évitant de devoir supporter à nouveau un chauffeur de taxi grimaçant.

* Enseignant de langue et littérature française en France, auteur de « Italie et Tunisie : entre miroir réfléchissant et miroir déformant ».

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