Quatre scénarios possibles pour la crise politique en Tunisie

Nous continuons à traduire et à publier des articles sur la Tunisie publiés dans la presse étrangère et notamment anglo-saxonne afin que les Tunisiens en général et le pouvoir politique en particulier prennent conscience de l’image que notre pays renvoie à l‘étranger, en espérant que cela les aidera à rectifier le tir et à prendre les bonnes décisions. (Illustration: le président Saïed semble toujours conserver une importante base de soutien).

Par Karim Mezran * & Sabina Henneberg **

La Tunisie fait face à des vagues de protestations suite aux arrestations massives d’opposants politiques au président Kaïs Saïed. Que va-t-il se passer ensuite?

La Tunisie entre dans une période difficile. Suite à l’arrestation fin janvier d’un responsable syndical pour avoir organisé une grève des opérateurs de péages, le gouvernement a lancé une série d’arrestations contre des opposants politiques. Le président a accusé les personnes arrêtées de «comploter» contre la sûreté de l’État et/ou les a qualifiées de «terroristes» sans, dans la plupart des cas, présenter des preuves suffisantes pour les accuser.

Cela a donné une impulsion à un mouvement de protestation organisé par le syndicat, connu sous son acronyme français d’UGTT (Union générale tunisienne du travail). Le 4 mars, l’UGTT aurait mobilisé le plus grand nombre de personnes dans toutes les manifestations contre le président tunisien Kaïs Saïed depuis son entrée en fonction, des manifestations tout aussi importantes étant organisées par une coalition de partis politiques, le Front du salut national.

Il existe quatre scénarios imaginables pour la résolution de cette crise.

Premièrement, Saïed pourrait volontairement se retirer face à une opposition croissante. Ce scénario est hautement improbable à ce stade. Dans d’autres cas de dirigeants autoritaires démissionnant sous la pression populaire, comme Hosni Moubarak en Égypte (2011) ou Abdelaziz Bouteflika en Algérie (2019), d’importants acteurs sur le soutien desquels ces dictateurs s’appuyaient ont influencé leurs décisions. Par exemple, Moubarak a été invité à démissionner par l’armée (et les États-Unis); Bouteflika par les puissants clans au pouvoir du pays.

En revanche, et notamment depuis le début de la consolidation de son contrôle sur les institutions du pays en juillet 2021, Saïed est apparu de plus en plus isolé et non-influençable. En supposant qu’il agisse conformément à son comportement antérieur, il ne fera que continuer à détourner la critique, quelles que soient les voix essayant de se faire entendre ou la situation dans le pays.

Deuxièmement, et conformément à la tradition tunisienne, c’est que Saïed pourrait accepter un dialogue national, comme l’exige l’UGTT. Comme en 2013, lorsque, à la suite de deux assassinats politiques et dans des conditions sécuritaires et économiques qui se sont fortement détériorées, la société civile tunisienne – dirigée par l’UGTT – a organisé un dialogue national pour les partis politiques divisés afin de surmonter leurs divergences dans la rédaction d’une nouvelle constitution. Par ce mécanisme, le parti en charge du gouvernement de coalition de l’époque, le parti islamiste modéré Ennahdha, a accepté de céder le pouvoir à un gouvernement intérimaire chargé de conduire le pays vers de nouvelles élections.

Malheureusement, il existe plusieurs raisons de douter qu’un scénario similaire puisse se dérouler aujourd’hui. Le contexte en 2013 était unique : le pays était toujours en proie à la ferveur révolutionnaire après la destitution de l’ancien président Ben Ali, et il y avait une demande populaire importante de dépassement de l’instabilité sécuritaire, dont Ennahdha était largement accusé.

De plus, la prise de contrôle par le général Abdelfattah Sissi du gouvernement élu des Frères musulmans en Égypte ce même été a pesé lourdement sur l’esprit des dirigeants d’Ennahdha, qui ne voulaient pas subir le même sort.

Par ailleurs, il y avait un objectif clair autour duquel organiser le dialogue : la finalisation d’une nouvelle constitution, dont le processus d’élaboration a été lancé sur la base d’un consensus forgé par la mobilisation populaire.

On ne sait pas quel type de feuille de route largement convenue un nouveau dialogue pourrait s’établir dans les conditions actuelles. Se mettre d’accord sur une constitution nouvelle ou révisée, ou organiser de nouvelles élections législatives, n’aurait aucun sens étant donné qu’il s’agissait de l’aboutissement de la propre feuille de route unilatérale de Saïed déclarée en décembre 2021, qui manquait de légitimité populaire malgré le fait que le président semble toujours conserver une importante base de soutien.

Troisièmement, une prise de contrôle militaire est possible. Ce serait une rupture claire avec la tradition en Tunisie, dont le premier président postindépendance, Habib Bourguiba, a délibérément cultivé une petite armée apolitique. En 2011, l’armée a assuré sa place en tant qu’institution fort respectée pour avoir refusé de tirer sur des manifestants, provoquant la fuite de Ben Ali. Depuis lors, les forces armées ont continué à jouir d’une bonne réputation tout en jouant un rôle clé dans le rétablissement de la sécurité après une recrudescence des activités terroristes entre 2011 et 2015.

Sous Saïed, l’armée a renforcé son prestige ainsi que son rôle en politique. Le président, qui a été élu en tant qu’outsider sans base de soutien claire, en a toujours eu besoin en tant qu’allié. En juillet 2021, lorsque des chars et des troupes ont empêché les députés d’entrer dans le bâtiment du parlement après la dissolution de cette institution par Saïed, les observateurs se sont inquiétés du fait que l’armée abandonnait son rôle traditionnellement apolitique. Tout cela rend extrêmement imprévisible la façon dont l’armée réagirait dans une situation de troubles accrus.

Dans l’éventualité d’un coup d’État militaire, on ne sait pas non plus comment procéderaient ceux qui prendraient les commandes. Les forces armées voudraient presque certainement céder le pouvoir à un nouveau gouvernement civil le plus rapidement possible, mais trouver un gouvernement neutre et intérimaire serait difficile étant donné le paysage très fracturé. Même en 2013, lorsqu’un gouvernement intérimaire efficace sous la direction du technocrate Mehdi Jomaa a été installé, le processus de sélection était difficile. Au cas où l’armée interviendrait pour empêcher la violence de devenir incontrôlable, il est peu probable qu’elle soit prête à jouer un tel rôle.

Quatrièmement, une impasse prolongée dans laquelle les arrestations et les protestations finissent par s’éteindre et Saïed reste au pouvoir. C’est la possibilité la plus probable, d’autant plus que l’éclatement de la violence généralisée, du moins à ce stade, ne semble pas imminent. Malheureusement, dans ce scénario, étant donné que Saïed n’a apporté aucun changement significatif et sera de plus en plus préoccupé par la sauvegarde de son propre pouvoir, les conditions socio-économiques et politiques continueront de s’aggraver et de décliner.

Compte tenu de ces perspectives, Washington doit être prêt à soutenir économiquement la Tunisie, surtout si d’autres prêteurs ne se présentent pas. Il devrait tirer parti de ce soutien économique pour pousser le président à être plus inclusif et élargir la base du consensus. Un dialogue national qui produit des résultats immédiats offre le plus d’espoir pour calmer les protestations et permettre la mise en place de plans à plus long terme.

La crise actuelle de la Tunisie ne représente que la pointe de l’iceberg, alors que toute la région Afrique du Nord/Sahel glisse rapidement dans un état de profonde instabilité. Les États-Unis devraient travailler avec des partenaires européens pour élaborer un plan régional plus large de réconciliation politique, de respect des droits de l’homme, de coopération économique et de développement socio-économique.

Traduit de l’anglais.

Source : The National Interest.  

* Le Dr Karim Mezran est le directeur de l’Initiative Afrique du Nord au Conseil de l’Atlantique.

** Sabina Henneberg est boursière Soref au Washington Institute for Near East Policy, où elle se spécialise dans les affaires de l’Afrique du Nord. Elle était auparavant analyste senior chez Libya-Analysis LLC.

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