Comme pour oublier les ravages impitoyables du temps, bon nombre de personnes âgées de plus de 50 ans s’engagent dans des histoires d’amour avec l’élan d’une jeunesse retrouvée. Mais, hélas !, il s’agit d’une jeunesse ressuscitée qui hante des corps aux prises avec les ravages impitoyables du temps.
Par Mohamed Sadok Lejri *
Je viens de regarder un beau film français ‘‘𝐶𝑒𝑙𝑙𝑒 𝑞𝑢𝑒 𝑣𝑜𝑢𝑠 𝑐𝑟𝑜𝑦𝑒𝑧’’. Ce long-métrage qui date de 2019 est tiré d’un roman de Camille Laurens et réalisé par Safy Nebbou. C’est une histoire très moderne à laquelle beaucoup d’hommes, et surtout de femmes, pourraient s’identifier.
Claire (Juliette Binoche), prof de lettres à l’université, est une quinquagénaire qui élève seule ses deux enfants. Elle a un amant, Ludo, un trentenaire qui ne la voit que pour se vider les ouilles. L’on ne tardera pas à comprendre que, derrière cette relation basée sur le sexe, se cache une réelle insatisfaction, une misère affective et sentimentale.
Le subterfuge de Claire
Claire réclame de Ludovic plus de présence et d’attention, mais ce dernier se fiche éperdument de ses aspirations sentimentales et de ses desiderata. Afin d’épier Ludo et de se rapprocher davantage de lui, elle décide de créer un faux-profil sur Facebook et envoie une invitation à son meilleur ami : Alex (François Civil). Au début, ils s’échangent quelques messages. Ensuite, leur relation évolue progressivement, ils enchaînent les flirts et s’engagent dans de longues conversations téléphoniques. L’ami de Ludo s’amourache de Clara qui n’est autre que l’identité fictive créée par Claire. Il est fasciné par sa voix, ses messages et les (fausses) photos affriolantes qu’elle lui envoie. De son côté, Claire s’éprend d’Alex. Naît alors une passion commune, mais compromise d’emblée par le subterfuge de Claire.
Le rythme et la narration sont fluides et bien pensés. Dans une réflexion profonde sur la psychologie de la protagoniste du film, qui, sous certains rapports, apparaît comme un peu plus complexe qu’on ne l’avait imaginé d’abord, Safy Nebbou nous immerge dans l’univers de Claire. On fait preuve d’empathie envers elle, au point de ne pas lui en vouloir d’être à l’origine de cette spirale remplie de manipulations et d’affabulations, et on se demande comment finira cette histoire qui est partie d’un gros mensonge et d’une usurpation d’identité.
En regardant ‘‘𝐶𝑒𝑙𝑙𝑒 𝑞𝑢𝑒 𝑣𝑜𝑢𝑠 𝑐𝑟𝑜𝑦𝑒𝑧’’, l’on ne peut qu’admirer la performance de Juliette Binoche, une grande actrice qui prête ses traits à une femme qui se prend au jeu d’un amour quasi-impossible. Claire, au fond, est ravagée par le doute; elle sait que cette histoire est vouée à l’échec. Mais, malgré cela, elle se laisse transporter par ses sentiments et rêve d’un amour avec le jeune Alex. Ce rôle met en honneur toute l’expérience que Juliette Binoche a accumulée depuis ‘‘𝐽𝑒 𝑣𝑜𝑢𝑠 𝑠𝑎𝑙𝑢𝑒, 𝑀𝑎𝑟𝑖𝑒’’ de Godard. C’est un film qui nous permet d’apprécier toute l’étendue de son talent, d’autant plus que la caméra est souvent fixée sur son visage.
Le refus de vieillir
En effet, le travail accompli par le réalisateur sur le visage de l’actrice est très subtil et digne d’admiration. Grâce à la caméra de Safy Nebbou et au jeu de Juliette Binoche, le spectateur peut se demander s’il s’agit d’une seule et même personne. En effet, l’actrice y apparaît tantôt en femme désabusée, découragée, qui se laisse vieillir, avançant péniblement dans la vie et marquée par les effets de l’âge, tantôt en femme amoureuse et rajeunie par l’amour, avec un visage tout frais et radieux, au point de le rapprocher de Clara, la vingtenaire qu’elle prétend être sur Facebook. Par-delà l’interprétation magistrale de Juliette Binoche, l’on ne peut que saluer son courage pour avoir pris le risque de malmener sa propre image dans ce film.
‘‘𝐶𝑒𝑙𝑙𝑒 𝑞𝑢𝑒 𝑣𝑜𝑢𝑠 𝑐𝑟𝑜𝑦𝑒𝑧’’ nous pousse à nous interroger plus en profondeur sur des thèmes d’actualité et que l’on pourrait qualifier d’universels : la jeunesse perdue, le refus de vieillir, les traces inéluctables de l’âge, la peur de la solitude, les ravages de Facebook à l’ère des réseaux sociaux, ou plutôt les rencontres virtuelles d’apparence anodines et puériles et leurs conséquences, l’emprise amoureuse que peuvent exercer les jeunes sur leurs aînés… Bref, l’histoire de ce film est bien ancrée dans notre époque. Sous ses airs bourgeois et nombrilistes.
‘‘𝐶𝑒𝑙𝑙𝑒 𝑞𝑢𝑒 𝑣𝑜𝑢𝑠 𝑐𝑟𝑜𝑦𝑒𝑧’’ est à même de susciter des débats intéressants – dans les cinéclubs, par exemple – et nous amène à soulever des questions d’ordre philosophique et existentiel.
Chaque jour, un peu partout dans le monde, des gens d’un âge mûr envoient des smileys un peu ridicules et s’adonnent à des excitations puériles derrière leur écran. Certains pensent avoir trouvé le Grand Amour, tandis que d’autres veulent se rassurer quant à leur capacité de plaire et de séduire. Cette œuvre nous montre que les réseaux sociaux donnent aux gens l’impression de retrouver une seconde jeunesse.
Les ravages impitoyables du temps
Comme pour oublier les ravages impitoyables du temps, bon nombre de personnes âgées de plus de 50 ans s’engagent dans des histoires d’amour avec l’élan d’une jeunesse retrouvée. Mais, hélas !, il s’agit d’une jeunesse ressuscitée qui hante des corps vieillissants.
‘‘𝐶𝑒𝑙𝑙𝑒 𝑞𝑢𝑒 𝑣𝑜𝑢𝑠 𝑐𝑟𝑜𝑦𝑒𝑧’’ nous montre aussi que l’amour virtuel nourrit souvent beaucoup d’illusions sur l’union que l’on souhaite ou envisage de réaliser avec l’amant(e) virtuel(le) et que cet amour, aussi virtuel soit-il, peut être aussi inconsistant que puissant.
Enfin, et à l’instar de beaucoup de films français et européens, n’ayant pu bénéficier comme ‘‘𝑇𝑜𝑝 𝐺𝑢𝑛’’, ‘‘𝑀𝑎𝑣𝑒𝑟𝑖𝑐𝑘 ou ‘‘𝐴𝑠𝑡é𝑟𝑖𝑥 𝑒𝑡 𝑂𝑏é𝑙𝑖𝑥’’, ‘‘𝐿’𝐸𝑚𝑝𝑖𝑟𝑒 𝑑u 𝑚𝑖𝑙𝑖𝑒𝑢’’ d’une propagande commerciale et d’une avalanche publicitaire, ce film n’a pas eu la carrière qu’il méritait.
* Universitaire.
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