Portrait : Mezri Haddad, un Cassandre tunisien !

«Penseur global, Mezri haddad a vraiment des choses importantes à nous dire, qui justifient qu’on le lise et qu’on discute ses idées», écrit l’ancien ministre français des Affaires étrangères Hubert Védrine dans la préface du dernier essai politique du très controversé philosophe et analyste politique tunisien.

Par Imed Bahri  

On ne présente plus Mezri Haddad. Ancien journaliste, ancien chercheur au CNRS, ancien assistant de philosophie du droit à Assas, ancien ambassadeur à l’Unesco, docteur en philosophie politique de la Sorbonne, maître de conférences en théologie catholique, auteur de plusieurs essais politiques…

Mezri Haddad est un intellectuel atypique à tout point de vue. Politiquement incorrect, nationaliste sans complexe, bourguibiste jusqu’à la moelle, profondément musulman et radicalement anti-islamiste, idéologiquement inclassable : comme il l’a dit lui-même, «je ne suis ni de gauche ni de droite, je suis de Tunisie», ses écrits dérangent, irritent mais ne laissent jamais indifférents, aussi bien ses amis que ses adversaires.

Des idées peu consensuelles

Qu’on l’approuve ou désapprouve, on ne peut pas, objectivement parlant, lui dénier des qualités rares de nos jours : sa parfaite maîtrise de la langue de Voltaire, sa double culture arabe et française et, surtout, son courage politique, qui peut l’amener à prendre des positions et à exprimer des idées peu consensuelles sinon à contre-courant.

Longtemps opposé à l’ancien régime, il a fait un virage à 180 degrés et a surpris beaucoup d’observateurs en se rapprochant de l’ancien président de la république Zine El-Abidine Ben Ali, qui l’a même reçu au Palais de Carthage et l’a nommé ambassadeur à l’Unesco, poste où il n’a pas fait long fait et qu’il a dû quitter au lendemain de la «révolution» de 2011. Cet événement, qui lui a valu une longue traversée du désert, il l’a toujours assimilé à un complot ourdi par des puissances occidentales pour imposer l’islam politique dans la région.

Certains ont reproché à Mezri Haddad d’avoir pris la défense de Ben Ali durant les dernières années de son règne, au moment où l’image de l’ancien raïs dans l’opinion internationale était celle d’un autocrate corrompu et borné. Mais il n’a jamais renié une telle position, du reste difficile à justifier, en affirmant avoir tenté, en tant qu’intellectuel organique, de changer le régime de l’intérieur. A l’appui de cette thèse, il rappelle que, dans son premier livre, Carthage ne sera pas détruite, publié en 2002, et dans un chapitre intitulé «Droit d’inventaire», il avait mis le doigt sur les principaux maux de l’ancien régime, dont le remède aurait pu lui éviter de subir le retour du bâton islamiste : un enseignement en déclin, une liberté de presse étouffée, une justice non-autonome, une corruption endémique.

Ainsi, et tout en étant à l’époque un fervent défenseur du régime de Ben Ali, ce qu’il faisait avec détermination et conviction, il estime avoir toujours été un redoutable opposant et un exilé politique, qui a su garder, y compris dans ce livre que beaucoup continuent de lui reprocher, son indépendance d’esprit. Il aime d’ailleurs rappeler qu’il n’a jamais adhéré au RCD, ancien parti au pouvoir, qu’il abhorrait, comme il a toujours critiqué ce qui lui semblait à juste titre critiquable (non-respect des droits de l’homme, atteinte à la liberté d’expression…) et loué ce qui était selon lui louable (performance économique, sécurité, souverainisme).

A contre-sens de l’histoire

Mais c’est dans son livre La Face cachée de la révolution tunisienne (2001) qu’il s’est montré réellement visionnaire. A contre-sens de l’histoire, seul contre tous, à l’opposé de tout le monde, que ce soit en Tunisie, ou en Occident, ou dans le monde arabe, il a osé écrire, avant les premières élections démocratiques tunisiennes, que le «printemps arabe tournerait à l’hiver islamiste», que dans l’histoire, toutes les révolutions, des plus flamboyantes – 1789 en France, 1917 en Russie – aux plus récentes – les révolutions colorées ou la révolution du jasmin – ont toujours été suivies de régressions sociales, voire de basculement dans la tyrannie. Il alertait que ce qui se passait alors (2011) dans le monde arabe n’est qu’un «Sykes-Picot 2» et que notre pays n’était que «la mèche de la poudrière» ! Quoi qu’on puisse penser de lui, de ses positions politiques, de son parcours sinueux et complexe d’opposant au régime à allié de Ben Ali, il faut reconnaître que l’Histoire lui a souvent donné raison. Mais comme lui aurait dit plus tard un ancien ministre de Jacques Chirac, en politique, il ne faut jamais avoir raison très tôt et surtout pas tout seul !

Mais toute sa vie, Mezri Haddad s’est toujours défendu d’être un homme politique. Il se définit comme philosophe et penseur politique. Ce qui l’intéresse et le passionne, c’est plus «le» Politique que la politique, c’est-à-dire la réflexion plutôt que l’action. C’est sans doute là le grand malentendu entre Mezri Haddad et beaucoup de ses compatriotes, du moins dans les mois qui ont suivis la chute de l’ancien régime.

Dans les moments d’incandescence révolutionnaire, il est rare que les philosophes à contre-courant soient entendus par leurs compatriotes, particulièrement lorsqu’ils sont annonciateurs et porteurs de mauvaises nouvelles.

Tel Cassandre dans la mythologie grecque qui prédisait l’avenir en donnant une issue défavorable aux événements, la voix de Mezri Haddad était inaudible pour les milliers de Tunisiens qui aspiraient à la démocratie. Et lorsqu’ils ont finalement compris son message, son pessimisme et ses craintes, c’était déjà trop tard : le pire est arrivé et pour le philosophe, le pire, c’est l’islamisme au pouvoir.

A l’islam politique, il a précisément consacré son livre, Mon combat contre l’islamisme et ses idiots utiles (2021), un recueil de l’ensemble de ses tribunes publiées dans la presse écrite française entre 1990 et 2021. Ce livre de témoignage et de réflexion sera bientôt réédité en Tunisie, en français et en arabe, chez AC Editions.

Une nouvelle ère multipolaire

Ce même éditeur tunisien vient de diffuser la réédition du dernier essai de Mezri Haddad, Du choc de civilisation à la guerre de substitution, paru en France il y a six mois et dans lequel l’auteur analyse ce qu’il appelle «la guerre russo-américaine par Ukrainiens et Européens interposés». Tout en condamnant par principe et eu égard au droit international l’attaque contre l’Ukraine, il n’hésite pas à dévoiler la responsabilité et même la «culpabilité» de Zelensky, en dénonçant le rôle «cynique et machiavélique» des Etats-Unis dans cette affaire, qui ne se limite pas selon lui à un banal conflit territorial mais constitue un tournant majeur dans les relations internationales et plus exactement dans la recomposition géopolitique mondiale. «Nous ne sommes pas au début d’une nouvelle ère multipolaire, nous y sommes déjà», écrit-il. Pour lui, deux blocs géopolitiques se constituent, «d’une part la Russie, la Chine et le Sud global (Inde, Brésil…, Afrique et monde arabe), et d’autre par l’Occident sous la houlette des Etats-Unis».

Un passage dans ce livre mérite qu’on le cite intégralement, car il dénote une fois de plus l’esprit visionnaire de l’auteur, ou pour certains, son côté Cassandre. Dans la page 222, il écrit que «le trio Chine, Russie et Iran est déjà constitué» et que cet ensemble «sera d’autant plus imposant si dans l’avenir la République islamique d’Iran et l’Arabie Saoudite parvenaient à transcender leurs egos et mettaient fin à leur antagonisme absurde (chiisme-sunnisme)», si cela se produisait, «c’est toute la région et la moitié du monde qui en sera bénéfiquement impactée. L’arc chiite et l’Arc sunnite sont des catégories, voire des allégories artificielles, des inventions des stratèges américains pour fracturer le monde musulman et maintenir leur domination. Un seul Arc a de l’avenir et pourrait réellement peser géopolitiquement : l’Arc musulman…».

Mezri Haddad a tenu ces propos il y a plus de six mois. Et voilà qu’à la surprise générale, on apprend il y a deux semaines que l’Iran et l’Arabie Saoudite ont enterré la hache de guerre sous les auspices de la Chine !

Fondateur du Centre international de géopolitique et de prospective analytique (CIGPA), Haddad maîtrise a posteriori l’art ou la science prospective. C’est peut-être la raison pour laquelle un poids lourd de la diplomatie et de la géopolitique en France, l’ancien ministre Hubert Védrine, qui a préfacé le livre en question a écrit : «Penseur global, Mezri haddad a vraiment des choses importantes à nous dire, qui justifient qu’on le lise et qu’on discute ses idées…Son courage est à saluer et il est à souhaiter que cette voix soit entendu».  

Mezri Haddad sera présent à la librairie Al Kitab de Mutuelleville pour un débat et une séance de dédicace de son dernier essai pôlitique, le vendredi 7 avril 2023, à partir de 21h00.

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