Le poème du dimanche : ‘‘Incertitudes’’ de Jacques Lacarrière

Les premiers textes que j’ai lus de Jacques Lacarrière datent de 1978, parus dans la revue, Alif, publiée à Tunis par le poète Loran Gaspar et les éditions Cérès de feu Mohamed Ben Smaïl. Ils parlent du «Sud» tunisien.

Le grand voyageur, marcheur, est un éminent helléniste, porté par l’amour de la Grèce et de la Méditerranée, antiques, classiques et modernes, qu’il porte d’un ouvrage, à l’autre : poésie, traduction, carnet de voyage, aphorismes, réflexions, essais.

L’univers de Jacques Lacarrière ne s’arrête pas là, il est ouvert sur l’espace, fraternel, humaniste et érudit, marqué, parfois, par des philosophies extrême-orientales, habité par la beauté du monde, qu’il célèbre, en faisant jaillir sa lumière intérieure.

Le poète français écrit l’immensité, explore sa richesse, ses paysages, ses éléments, reculés et présents, la raconte comme une épopée humaine, individuelle et collective.

Il est né en 1925, à Limoges. Son œuvre, importante et aux nombreux ouvrages, compte dans la littérature de langue française contemporaine. Il décède en 2005, à Paris.

Tahar Bekri

Je ne sais pas pourquoi le Zodiaque est si haut

Ni pourquoi les nuages sans cesse recommencent

Pourquoi l’éclair ne dure, pourquoi les soleils meurent

Je ne sais pas pourquoi le vent est sans mémoire.

Mille ans suffiraient-ils pour pouvoir épuiser

La raison d’un seul jour

Et mille autres pour enfin déchiffrer les runes inviolées de la nuit ?

Demeure, malgré tout, la fidélité du printemps

Demeurent l’élévation et la ponctualité des sèves

Demeurent au loin les mille chuchotis de la mer

Demeure à mes oreilles le chant muet des coquillages.

Je ne sais pas pourquoi le vent est sans mémoire

Je ne sais pas pourquoi les taupes sont aveugles

Je ne sais pas pourquoi les saules se lamentent

Je ne sais pas pourquoi l’herbe n’a pas d’histoire.

Mille ans suffiraient-ils pour nous faire découvrir

Le pacte des herbes et du vent

Et mille autres pour élucider

L’œil irisé des libellules ?

Demeure, inexorables, le foisonnement des fourmis

Demeure, inégalée, la diligence des abeilles

Demeure, inexpliqué, le mutisme des cicindèles

Demeure, indiscuté, le verbiage des Kinkajous.

Je ne sais pas pourquoi le vent est sans mémoire

Je ne sais pas pourquoi la foudre devient cendre

Je ne sais pas pourquoi l’oiseau n’a que deux ailes

Je ne sais pas pourquoi la rose est sans pourquoi.

(Le dernier poème de Jacques Lacarrière).

Tunisie, 1976 

A l’orée de la lumière, sur la montagne aux dents d’espace,

ces pierres, ancêtres retombées sur la lune vivante,

sous le khamsin* des autres vies.

Tunisie

Plusieurs fois, je suis revenu en ce pays de Tunisie.

Pays parfois comme un lin bleu qui recouvrirait ciel et mer,

parfois comme la robe pierreuse d’une maison du sud,

éliminé par le désert proche.

On y trouve un grand choix de siècles, l’hospitalité fervente du présent,

des odeurs qui persistent jusque dans les mots qui en parlent.

On y trouve aussi des amitiés réelles et toujours confirmées.

On y trouve ce qui manque tant ailleurs aux rapports entre un pays moderne,

son passé et ses habitants : la fidélité.

Fidélité des aqueducs à la campagne aride, des oliviers à la terre rouge,

des ksars du sud aux falaises qu’ils prolongent.

Fidélité : c’est pour moi le mot qui définit le mieux ma mémoire de la Tunisie, qui dit le mieux mon désir d’elle.

Ace pays, jamais je ne pourrai être infidèle.

 (Page de Carnet)

(Remerciements à Sylvia Lacarrière)

* Khamsin : mot arabe, nom de vent de sable analogue au sirocco, en Egypte. (NTD).

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