Défense des libertés contre la révolution conservatrice en Tunisie

Si l’on ne veut pas que le scénario de la polarisation du champ politique entre le régime de Ben Ali et les islamistes se reproduise avec les mêmes conséquences dramatiques pour la démocratie en Tunisie, il faut défendre les libertés et les revendications sociales et économiques sacrifiées par les politiques néolibérales et conservatrices. (Illustration : Kaïs Saïed – Rached Ghannouchi, même combat contre les libertés).

Par Mohamed Chérif Ferjani *

Les libertés ont été et restent le premier acquis de la révolution de 2010-2011, car elles furent, depuis les années 1960, au cœur des combats contre le régime de parti unique de Bourguiba et contre la dictature de Ben Ali.

L’islam politique, dominant le pouvoir après 2011 et durant une décennie, a essayé, avec ses alliés vassalisés et en s’appuyant sur ses bras salafistes et terroristes au sein de la société, de remettre ces libertés en cause au nom de la défense de la religion et de l’identité «arabo-musulmane» du pays qui auraient été menacées par des libertés présentées comme étant «permissives», attentatoires au «sacré» et contraires aux valeurs morales de la société.

Les tentatives de l’islam politique et de ses alliés conservateurs se sont heurtées à la mobilisation des forces démocratiques et des organisations de la société civile opposées à toute atteinte aux libertés acquises au prix de longs combats et d’énormes sacrifices consentis par plusieurs générations de militant(e)s. La résistance aux attaques contre les libertés n’est pas étrangère à l’érosion de l’hégémonie de l’islam politique.

L’hostilité conservatrice aux libertés

Kaïs Saïed et ses partisans ont surfé sur le rejet d’Ennahdha et de ses alliés, notamment par les jeunes et les oubliés de la transition, pour investir les espaces perdus par une classe politique aussi corrompue qu’incompétente, en défendant les mêmes conceptions liberticides et conservatrices de l’islam politique.

Kaïs Saïed, pendant sa campagne électorale et après son élection – entre autres grâce au soutien des islamistes qui le préféraient à leur propre candidat, Abdelfattah Mourou –, n’a pas caché son hostilité à l’égard des libertés présentées comme formelles et relevant d’un complot contre l’identité du peuple.

La politique, menée sous l’autorité exclusive du président de la république, depuis qu’il a accaparé tous les pouvoirs, au lendemain de son coup d’Etat du 25 juillet 2021, avec la dissolution des institutions et l’abrogation des lois qui pourraient entraver l’instauration de son système autocratique, n’est que la traduction dans les faits de ses conceptions liberticides : les arrestations et les poursuites menées en dehors du respect des procédures légales, contre les opposants politiques, mais aussi contre des syndicalistes, des avocats, des juges refusant l’instrumentalisation de la justice, des journalistes, des activistes exprimant leur opposition à la dérive autoritaire dans le cadre des organisations de défense des droits humains ou sur les réseaux sociaux, etc., constituent de graves menaces pour le devenir des libertés.

Face à cette offensive contre les libertés, les réactions ne sont pas à la hauteur de ce qu’elles étaient avant la révolution et durant la décennie de la transition dominée par les islamistes. Les forces défendant la démocratie, les droits humains et les libertés semblent paralysées, tétanisées !

D’aucuns parlent d’une peur qui s’est soudainement installée sous l’effet du rouleau compresseur de l’offensive du pouvoir et de ses réseaux de soutien. Si c’est le cas, ou si c’est la seule raison, pourquoi cette peur avait-elle été vaincue du temps du despotisme de Bourguiba, de la dictature de Ben Ali, et de la terreur que les islamistes cherchaient à imposer par les rouages de la répression passés sous leur autorité et avec l’aide des milices d’Ennahdha, des groupes salafistes, des Ligues dites de la protection de la révolution (LPR), des réseaux terroristes qui ont commis des assassinats politiques – tels que ceux de Lotfi Nagdh, Chokri Belaïd, Mohamed Brahmi; etc.? Est-ce que les raisons de la peur sont aujourd’hui plus dangereuses qu’auparavant ?

Deux camps aussi exécrables l’un que l’autre

A mon avis, non ! Je pense que la principale raison est politique : elle est inhérente à la nouvelle polarisation du champ politique entre deux camps aussi exécrables l’un que l’autre : celui qui se range derrière le projet et le pouvoir absolu de Kaïs Saïed et de ses partisans national-conservateurs les plus fanatiques; et celui qui se range derrière l’islam politique qui avait bénéficié de la précédente polarisation l’opposant au régime de Ben Ali, au détriment de ses alliés qu’il a sacrifiés les uns après les autres.

Beaucoup de démocrates, et de défenseurs des droits humains et des libertés, ont peur de voir leur opposition à un camp profiter à l’autre, et vice-versa. Cette crainte, plus que la peur de la répression, est à l’origine de leur hésitation et de la faiblesse de leur réaction face à la multiplication des atteintes aux libertés. Ce faisant, ils favorisent la polarisation qu’ils refusent en ne permettant pas, par leur incapacité à réagir, l’émergence d’une force démocratique crédible capable de relever le défi et de s’opposer aux deux camps qui ne sont que les revers de la même médaille, deux expressions de la révolution conservatrice qui se déploie à l’échelle planétaire à l’ombre du néolibéralisme mondialisé.

Si l’on ne veut pas que le scénario de la polarisation du champ politique entre le régime de Ben Ali et les islamistes se reproduise avec les mêmes conséquences dramatiques pour la démocratie, il faut défendre les libertés et les revendications sociales et économiques sacrifiées par les politiques néolibérales et conservatrices, sans tomber dans le piège de l’alliance avec une expression de la révolution conservatrice contre une autre.

 * Professeur honoraire de l’Université Lyon2.

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