La crise de l’emploi informel en Tunisie

Un plan visant à faciliter la transition des travailleurs vers l’économie formelle est essentiel pour parvenir à un travail décent pour tous et à un développement inclusif en Tunisie. (Illustration: les zones rurales restent particulièrement dépendantes de l’économie informelle).

Par Manel Dridi *

La crise économique post-Covid en Tunisie a mis en lumière une autre crise liée à l’emploi, notamment la faible participation des femmes au marché du travail et la précarité de l’emploi informel, en particulier pour les indépendants et ceux qui travaillent pour les petites entreprises.

Démographie de l’emploi informel

En 2019, l’emploi informel a atteint 44,8% de l’emploi total en Tunisie, ce qui représente environ 1,6 million de personnes sur une population active totale d’environ 3,6 millions.(1) Ce pourcentage indique la capacité très limitée de l’économie formelle à créer suffisamment d’emplois pour l’augmentation de l’offre de main-d’œuvre, y compris un excédent de main-d’œuvre non qualifiée – en particulier parmi les populations analphabètes et sous-éduquées – qui ne répond pas aux besoins du marché. Le résultat de ce déficit a été dévastateur pour la population rurale, les jeunes et les femmes, qui constituent une grande partie du secteur informel.

En général, l’emploi informel se caractérise par de faibles niveaux de capital humain. 45% des employés de ce secteur n’ont achevé que l’enseignement primaire, 35% n’ont achevé que l’enseignement secondaire et 12 % sont analphabètes, alors qu’une minorité de 8% (soit environ 128 000 personnes) a poursuivi des études supérieures. Notamment, les 128 000 personnes hautement éduquées sont majoritairement des femmes, qui constituent 80 000 membres de ce groupe.

Les jeunes, qui représentent 23% de la main-d’œuvre totale du pays, représentent 32% des travailleurs du secteur informel. Cela dénote un manque d’accès et de sensibilisation au travail décent chez les jeunes, y compris les diplômés universitaires. Touchés par un taux de chômage supérieur à 30%, beaucoup perçoivent l’emploi informel comme une voie temporaire qui permettra plus tard la transition vers l’emploi formel. Ils acceptent l’emploi informel afin de préserver leur statut de primo-demandeurs d’emploi, qui leur offre des avantages tels que la formation professionnelle, l’aide à la recherche d’emploi et des subventions aux micro-entreprises dans le cadre des politiques actives du marché du travail du gouvernement.

Conditions d’emploi informel

En ce qui concerne les types de rôles exercés dans le secteur informel, près de 55% des membres du secteur informel sont des employés, dont la plupart vivent dans la précarité sociale tandis que les employeurs et les indépendants travaillent souvent dans de meilleures conditions.

Les employés du secteur informel sont soumis à des conditions de travail difficiles, à de faibles revenus et au non-respect des réglementations de la loi sur la sécurité et la santé au travail de la part de leurs employeurs. Par exemple, les employés, en particulier les femmes, n’ont pas droit aux congés payés, aux congés de maladie ou de maternité. En outre, ils sont souvent licenciés et privés de leurs droits en cas de conflits du travail ou de problèmes économiques rencontrés par leurs employeurs.

Le secteur informel se caractérise par une productivité limitée fortement liée aux faibles niveaux d’éducation et de formation des travailleurs. Elle s’explique aussi par la petite taille des entreprises, qui ne leur permet pas de bénéficier d’économies d’échelle. En effet, 85% des micro-entreprises emploient 5 salariés ou moins, et près de 60% d’entre elles n’ont qu’un ou deux salariés. Ces petites entreprises ont des difficultés à accéder aux avancées financières et technologiques, ce qui pourrait les aider à se transformer en entreprises compétitives.

Effets régionaux

L’emploi informel affecte les régions rurales et urbaines de la Tunisie de différentes manières, les zones rurales restant particulièrement dépendantes de l’économie informelle. Dans les zones urbaines, seulement 26% de tous les emplois relèvent de l’économie informelle. Les régions de l’ouest et du sud de la Tunisie sont les plus touchées par l’emploi informel, mais les taux varient de 68% dans le centre-ouest à 48% dans le nord-ouest, 47% dans le sud-ouest et 44% dans le sud-est. Le Grand Tunis et le nord-est ont les taux les plus bas avec des valeurs égales à 22% et 31%, respectivement.

Les régions les plus dépendantes de l’emploi informel sont en retard par rapport au reste du pays et affichent de faibles niveaux de croissance économique. Ils reçoivent également la part la plus faible des investissements publics et privés, une disposition qui empêche leur développement durable. Leur structure sectorielle n’est pas très diversifiée et l’activité économique la plus répandue est l’agriculture, qui représente 61% de l’emploi informel dans les régions rurales. Par conséquent, leur faible capacité d’adaptation les rend très vulnérables aux effets dévastateurs de la crise.

Un plan visant à faciliter la transition des travailleurs vers l’économie formelle est essentiel pour parvenir à un travail décent pour tous et à un développement inclusif. Cela nécessite la mise en œuvre de politiques axées sur le développement qui favorisent les activités productives, l’entrepreneuriat et l’innovation afin de parvenir à une croissance économique qui stimule la création d’emplois.

Parallèlement, le gouvernement doit progressivement renforcer sa compréhension des complexités du secteur informel existant, ainsi que son autorité sur ce secteur, pour garantir le respect de la loi et la sécurité de tous les travailleurs tunisiens au cours de cette transition.

Traduit de l’anglais.

Note:

* Docteur en développement économique, associée de recherche senior au Laboratoire de prévisions et stratégies de développement durable (PS2D) de l’Université de Tunis El Manar.

1. Toutes les statistiques sont basées sur les calculs de l’auteur et les données de l’Institut national de la statistique de Tunisie et de l’Observatoire national de l’emploi et des qualifications.

Source : Carnegie Endowment.

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