L’Union européenne cherche à forcer la Tunisie à signer un engagement visant à verrouiller ses côtes pour en finir avec les flux d’émigration illégale vers l’Europe, via l’Italie. Bonjour les dégâts…
Par Moktar Lamari *
En Tunisie, l’émigration clandestine joue de facto le rôle de soupape de sécurité, et de régulation d’un chômage endémique, pour éviter que la marmite du mécontentement n’explose! Avec la visite ce dimanche 11 juin 223 de trois chefs de gouvernements européens à Carthage, on risque de boucher cette soupape de sécurité, cette lueur d’espoir pour les chômeurs.
Ils sont presque 660 000 personnes adultes au chômage, pour 4 millions d’actifs. Malgré l’ampleur du fléau, le discours public (de l’Etat et des médias) occulte cet enjeu.
Les chômeurs, des invisibles
Inimaginable ailleurs dans le monde. Pas seulement dans les pays développés, mais aussi dans les pays en développement. Tous élaborent et mettent en œuvre des politiques qui valorisent le capital humain, dans le cadre de promotion des stratégies incitatives pour créer de l’emploi et pour stimuler les secteurs productifs intensifs en main d’œuvre. Tous mobilisent l’investissement bancaire (faible taux d’intérêt), des aides publiques et privées pour créer des entreprises, et créer de l’emploi.
Ce n’est pas le cas en Tunisie! Les politiques monétaires, comme les politiques budgétaires ne veulent pas agir courageusement pour contrer le chômage. Certes le budget de l’Etat est exsangue… mais, on peut mieux faire, si on accordait plus d’importance à la lutter contre le fléau du chômage et des emplois fictifs.
Les élites n’en parlent pas et ne font rien pour capitaliser ces ressources humaines et pour les mettre à l’œuvre pour produire, créer et s’impliquer dans leur société, environnement et économie. L’emploi et le sens du travail font le bonheur de tous et toutes! Les économistes du travail ont fait le lien entre le sens du travail et le sentiment du bien-être.
Complicité et omerta
L’Etat ferme les yeux et l’agenda médiatique en profite pour polariser cet énorme auditoire de personnes oisives, fragiles et qui s’occupent comme elles peuvent. Cet auditoire se fait malmener par ces médias populistes avides de l’audimat et sans contenus intellectuels qui respectent l’intelligence et le bien commun des citoyens.
La société civile reste aussi passive face au fléau du chômage. Le discours social, les prêches des uns et des autres (dans les mosquées et ailleurs) banalisent l’inactivité, pactise avec la paresse et fructifient l’immobilisme.
La complicité est totale au sujet du chômage, entre politiciens, médias et de nombreux organismes de la société civile.
Les chiffres font peur, et malgré cela ils passent inaperçus indolores, incolores. L’omerta, et ceux qui en parlent on les traite de pessimistes ou des vendus à l’étranger.
Une croissance atypique
Le dernier bulletin de l’Institut national de la statistique montre que malgré un taux de croissance de 2,5%, pour le premier trimestre de 2023, l’économie détruit de l’emploi au lieu de le créer, pour la même période.
Avec ce taux de croissance, presque 77 000 emplois ont été détruits, pour un total de population active de 4,1 millions de personnes. Et aucun débat social, aucune réflexion à ce sujet, et à cette évolution qui défie la théorie économique.
Le taux de chômage est passé à 16,1%, une augmentation de 1 point de pourcentage. Dis simplement, une croissance de 2,5% du PIB détruit presque 1% des emplois occupés. Trouvez l’erreur.
Au premier trimestre de l’année 2023, le nombre de chômeurs est estimé à 655 800, contre 624 600 au quatrième trimestre de l’année 2022.
Employer de façon productive cette armée de réserve fera monter le taux de croissance d’au moins 2 points de pourcentage. Et pas seulement, dans un marché flexible et concurrentiel. Employer ces centaines de milliers d’actifs fera baisser l’inflation. L’inflation baissera principalement par la hausse de l’offre de main d’œuvre, et des productions nationales associées.
L’économie tunisienne a, avec le temps, pris une structure axée sur les services : 54% dans le secteur des services, 20% dans celui des industries manufacturière, 14% dans les industries non manufacturière et 12 % dans l’agriculture et la pêche.
Une économie non solidaire!
Et cette économie ne profite pas toujours suffisamment de ses actifs jeunes, mieux formés et plus ouverts à la modernité que leurs aînés.
Cette population qui subit le plus les méfaits de l’indifférence de l’Etat face au chômage des jeunes.
Une population divisée, les aînés se désolidarisent avec leurs jeunes progénitures. Une société égoïste, chacun pour soi, demain c’est les autres qui vont payer la dette, c’est eux les jeunes qui ne vont pas travailler suffisamment pour se créer un avenir et pour se constituer les actifs requis pour la relève…
Au premier trimestre de l’année 2023, 40,2% des personnes actives âgées de 15 à 24 ans étaient au chômage, contre 38,8% au quatrième trimestre de l’année 2022. Ce taux a augmenté auprès de la population jeune.
Ces jeunes font pourtant ce qu’ils peuvent pour sortir de la léthargie qu’on leur impose. Ils veulent émigrer pour fuir l’état de fait que l’Etat et l’establishment en place le leur impose.
Ils prennent des risques et prennent le chemin de l’exode, certains pour l’Occident moderne, certains pour l’Orient infesté par les guerres intégristes… et dévastatrices pour le progrès.
Aujourd’hui, deux chefs de gouvernements (Italie et Pays-Bas) et la première dame de l’Union européenne, viennent rencontrer pour un voyage éclair (3 heures), le président Kaïs Saïed et le forcer à signer un engagement visant à verrouiller les côtes tunisiennes pour en finir avec les options d’émigration vers l’Europe, via l’Italie.
Ce n’est pas anodin, cet engagement pourrait devenir dangereux, puisqu’il veut fermer à toujours la soupape qui permet à la marmite sociale de ne pas exploser… dangereusement!
Source : Economics for Tunisia, E4T.
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