‘‘L’océan Atlantique musulman’’ : le rendez-vous manqué

Contrairement aux idées reçues, les Arabes ne craignaient pas la mer. Parler à ce sujet d’un blocage psychologique lié à la religion relève plus du fantasme orientaliste que de la réalité des faits. Mais la navigation océane demeura pour eux une affaire de cabotage et de cheminement le long des côtes, essentiellement à visée commerciale, sinon plus tard de piraterie et de course.

Par Dr Mounir Hanablia *  

Il est difficile d’imaginer une unité politique constituée par ce grand golfe de l’Atlantique qui va du Douro dans le nord du Portugal jusqu’au Draa dans le Sud Marocain avec au centre le détroit de Gibraltar. Pourtant, cela s’est réalisé du XIe au XIIIe siècle. Pour cela il fallait avoir une maîtrise de la mer dont des tribus de pasteurs nomades  ou de montagnards ne disposaient à priori pas.

Il a fallu l’attaque des Vikings en 845 sur Séville par la remontée du Guadalquivir pour que le Calife omeyyade Abderrahmane II prenne la décision de constituer une flotte de guerre patrouillant sur l’Atlantique avec des arsenaux correspondants disséminés le long de la côte de Almeria jusqu’à Ceuta et Algésiras. Cette destinée atlantique était-elle inéluctable?

Un tournant stratégique

À l’origine, l’Andalousie et l’Al Gharb (Portugal) étaient des terres agricoles, de vergers et d’oliviers, de vignes, de mûriers, de coton, et de vers à soie. La façade atlantique africaine produisait principalement des céréales et du cuir avec dans le sud du safran, du riz, des dattes, du sucre, sans compter l’exploitation des ressources minérales comme l’or.

C’est pourtant sous les dynasties berbères, almoravide puis almohade, que l’intégration économique et commerciale de ces différentes régions a été réalisée, grâce essentiellement au commerce maritime, qui se prolongeait jusqu’à l’Egypte et le Proche-Orient en passant par la Sicile normande.

Comment ces tribus guerrières originaires de la montagne ou du désert ont-elles pu former des empires maritimes? Les Almoravides avaient même développé à Marrakech un grand bassin pour entraîner les marins. Mais une partie de la réponse réside dans le savoir-faire andalou, et dans le rôle stratégique de Séville qui disposait en outre de mines de fer importantes. Tant que Séville tenait, l’Andalousie pouvait survivre aux chutes d’Alméria et de Lisbonne, et même reconquérir parfois le terrain perdu. Après sa chute en 1248 les musulmans ont été privés de tout accès vers l’océan atlantique, et cela a correspondu en même temps avec l’essor des techniques de constructions navales de Gênes et de Pise, à un véritable tournant stratégique.

Après la perte de l’Andalousie, ce qui correspond au Maroc actuel malgré sa façade atlantique a été incapable de produire des bateaux capables de rivaliser avec ceux des Européens. Pourtant, les Almohades avaient créé un arsenal à Al Maamoura abondamment pourvu en bois grâce notamment aux forêts du Rif.

Aussi ce désintérêt soudain pour l’océan demeure un grand mystère. Il faut dire qu’après les Almohades il n’y eut plus de véritable empire au Maroc, et avec la perte de l’Andalousie, de revenus suffisants pour financer les coûteuses constructions navales.

La question mérite d’autant plus d’être posée que le Portugal après la conquête de l’Alentejo et surtout l’Algarve (Al-Gharb ou l’Occident) pourtant moins bien doté va acquérir plus tard la marine nécessaire pour asseoir sa domination sur l’océan.

On ne peut pas parler de défaut d’organisation; les marchands maghrébins avaient été parmi les premiers à s’associer pour affréter des navires, en financer le chargement, et en partager les bénéfices. Et les taxes qu’ils payaient à l’Etat seraient les mêmes que les Espagnols et les Portugais imposeraient plus tard.

Le Maghreb se replie et périclite

Il reste la dernière question, celle de la pêche. Les côtes du Sud Marocain étant très poissonneuses, il est possible que les pêcheurs locaux n’aient jamais eu à faire les grandes distances et les efforts d’amélioration technique que leurs homologues du nord s’imposaient pour rechercher les bancs de poissons loin en haute mer. Et il n’y eut pas d’émergence de cités maritimes comparables par leur dynamisme économique aux villes italiennes telles Venise ou Gênes, ou bien des concentrations de cités produisant la richesse comme celles de la ligue hanséatique, ou bien celles de Flandre.

Cela est aussi dû à la réalité géographique. Entre le désert et la mer Méditerranée, dans un espace étalé de l’Atlantique jusqu’à l’Asie centrale et le plus souvent dénué d’un réseau fluvial conséquent, avec une façade relativement courte ouverte sur l’océan à l’ouest, une telle concentration éventuelle de cités était impossible.

C’est ainsi que privé de son débouché andalou, le Maroc, et plus encore le Maghreb, fut condamné à se replier sur lui-même et à péricliter, avant d’être colonisé. C’est un destin d’autant plus paradoxal que les cités italiennes maritimes coincées dans la Méditerranée seraient désormais contournées par les puissances atlantiques dans le commerce avec l’Orient, et privées de leurs richesses et de leur puissance, à l’instar d’ailleurs de l’empire ottoman, le dernier grand empire musulman, dont les moyens maritimes s’étioleraient parallèlement à sa rétraction territoriale au point de perdre en quelques semaines en 1912 toutes ses possessions insulaires en mer Egée.

Le cas des cités-états d’Italie prouve à contrario qu’il n’était nullement besoin d’une base territoriale immense pour disposer d’une marine importante, mais de ressources en bois, en fer, du bitume pour le calfeutrage, d’une assise technique et des moyens financiers nécessaires.

Autre paradoxe, certains royaumes des Taïfa, à l’instar de celui des Abbad de Séville, disposaient d’une marine conséquente, et auraient pu devenir des thalassocraties comparables à celles contemporaines d’Italie mais la guerre imposée par les Chrétiens l’empêcha. Les royaumes des Taïfa contrairement associés par l’Histoire au déclin musulman ont probablement servi de source d’inspiration aux Espagnols, et plus encore aux Portugais, dans leurs ambitions maritimes.

Un hiatus naval

On ignore comment était organisé le travail dans les arsenaux musulmans, mais il semble qu’on y ait adopté l’organisation des Byzantins et que le rôle des esclaves, dénués de qualification, y ait été moindre.

Une fois encore, on s’aperçoit que contrairement aux idées reçues, les Maures et les Arabes ne craignaient pas la mer; parler à ce sujet d’un blocage psychologique lié à la religion et traduit par les récits fantastiques tels celui de Sindbad le Marin relève plus du fantasme orientaliste que de la réalité des faits. De surcroît, ils ne furent nullement ces hordes d’envahisseurs semant partout la destruction et la désolation; ils ont au contraire souvent adapté l’organisation des empires qui les avaient précédés à leurs propres besoins, ainsi que les normes juridiques adéquates qui rendaient l’exercice de l’autorité dans une certaine mesure prévisible et rationnel au point d’entreprendre des travaux complexes nécessitant des compétences techniques très spécialisées. 

Néanmoins, certaines formes d’organisation dans le transport maritime telles les assurances, leur demeurèrent inconnues, et limitèrent donc dans une large mesure les prises des risques des armateurs.

En conclusion, s’il est vrai que la navigation océane demeura pour les musulmans dans une large mesure une affaire de cabotage et de cheminement le long des côtes, essentiellement à visée commerciale, sinon plus tard de piraterie et de course, il est non moins vrai que jusqu’au XIIIe siècle l’organisation de la marine ne différait en rien de celles des royaumes du Portugal et de la Castille, que ces derniers n’hésitaient pas à en adopter les normes juridiques et administratives, que les procédés de construction ainsi que les bateaux étaient à peu près les mêmes, et que rien ne laissait prévoir le hiatus naval qui s’instaurerait plus tard après l’écroulement de l’islam dans la péninsule ibérique, et qui conduirait les pèlerins vers la Mecque sur des bateaux chrétiens.   

‘‘L’Océan Atlantique musulman de la conquête arabe à l’époque almohade : navigation et mise en valeur des côtes d’Al-Andalus et du Maghreb occidental’’, par Christophe Picard,  Editions Unesco, 1er janvier 1997, 618 pages.

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