Les potins du cardiologue : la cardiologie, porte-drapeau de quel nationalisme ?

La Tunisie a suffisamment de problèmes comme pour ne pas se prémunir contre ses vieux démons, dont le plus pernicieux est évidemment le régionalisme chauvin, toujours larvé, toujours feutré, tapi dans l’ombre et attendant son heure.

Par Dr Mounir Hanablia  

En Tunisie nous avons suffisamment de problèmes comme cela depuis qu’Ennahdha a pris puis perdu le pouvoir. Certes d’aucuns considèrent encore que nous ne sommes qu’un lointain territoire inclus dans un califat qui n’existe plus, sans entité propre, et la Constitution a failli en convenir. Mais les réalités se sont imposées, et ce n’est pas à Erdogan qu’on demande d’empêcher le passage du détroit de Sicile aux damnés de la mer.

S’il y a donc finalement un capital commun qui n’a pas été encore entamé et qui fait qu’il existe encore un pays qui s’appelle la Tunisie et qui résiste tant bien que mal aux tempêtes de la mondialisation comme il avait tenu face au cataclysme prénommé «printemps arabe», c’est bien notre sentiment d’unité nationale qui l’incarne encore le mieux.

Le national et le régional

Néanmoins et de temps à autre, les vieux démons ressurgissent, le plus pernicieux étant évidemment le régionalisme chauvin, toujours larvé, toujours feutré, tapi dans l’ombre et attendant son heure. La cardiologie n’échappe évidemment pas à la norme et ceux qui prétendaient il y a peu en écrire l’Histoire le savent mieux que les autres.

Sans entrer dans les détails de tractations dans les jurys d’examen qui au fond se pratiquent dans toutes les universités du monde, mais dont la révélation (non la réalité) en offusquerait sans doute plus d’un, il n’en demeure pas moins qu’en principe, l’annonce d’un congrès national de la profession intéresse officiellement et exclusivement l’organisme chargé de la représenter à l’échelon national, particulièrement quand il est associé à un autre congrès international présidé par ses propres instances représentatives.

Dans ce cas, l’intrusion officielle d’une instance professionnelle régionale au même titre que celles nationales et internationales ne peut pas passer pour un fait anodin dénué de signification.

Dans un pays fédéral, on comprendrait encore le poids des instances locales dans les manifestations internationales.

Au Royaume-Uni par exemple, les Ecossais, les Gallois et les Nord-Irlandais disputent les rencontres internationales, chacun sous ses propres couleurs.

En Catalogne, malgré l’acuité du sentiment indépendantiste, une sélection a encore le droit de disputer deux rencontres internationales par an en arborant ses couleurs et son drapeau. Mais on peut l’expliquer: jusqu’en 1469 l’Espagne n’existait pas, elle était composée de deux Etats indépendants, la Castille et l’Aragon. Or, la Catalogne a été intégrée en 1134 grâce à des alliances matrimoniales et les Rois d’Aragon ont juré d’en respecter les droits et les privilèges (fueros). Et de nos jours l’Espagne est encore obligée d’en tenir compte en accordant à Barcelone et sa région un régime spécial en particulier relatif à l’usage du dialecte régional, le Catalan.

Au Royaume-Uni c’est un peu la même histoire. Les Ecossais, après des siècles de guerre, n’ont été définitivement conquis par la force qu’à l’issue du génocide des highlanders après la bataille de Culloden en 1745 et la fuite du jeune prétendant Charles Stuart. Quant aux Irlandais, c’est à la Boyne que leur indépendance a été enterrée en 1690 avec la défaite de Jacques II Stuart, et les Gallois n’ont commencé à être assimilés qu’avec l’élaboration de la langue et de l’enseignement anglais sous les Tudor, après la bataille de Bosworth en 1585 et la mort du roi Richard III Plantagenêt.

Si donc aujourd’hui les Gallois, les Irlandais, les Ecossais, et les Catalans organisent congrès internationaux sous l’égide de leurs sociétés régionales, on peut encore le comprendre, et même il y a de quoi, c’est encore le moins qu’on puisse leur accorder. A l’inverse, l’exemple de la Yougoslavie prouve vers quelles extrémités le régionalisme peut aboutir, même si à l’origine la Serbie et la Croatie ont de tous temps été séparés, sauf à partir de 1920 avec la création du royaume des Slaves du sud sous l’égide du Roi de Serbie, puis celle du parti communiste après 1945.

De Sfax et Djerba

Après cette introduction longue mais nécessaire pour bien comprendre de quoi on parle, l’annonce d’un congrès national de cardiologie se déroulant à Djerba en association avec un autre panafricain aurait dû impliquer les seules sociétés intéressées. La surprise a été de découvrir en supplément du logo de l’instance nationale, à savoir la Société tunisienne de cardiologie et de chirurgie cardio-vasculaire (STCCCV), celui de l’Amicale des cardiologues chirurgiens cardiovasculaires et angiologues de Sfax (AMCV), et en l’absence de ceux des organisateurs internationaux panafricains. Si c’est une manière de placer sur un même pied d’égalité une instance régionale et une autre nationale, le procédé paraît plutôt incongru, étant données les circonstances.

Sfax a donné au pays beaucoup d’hommes d’affaires, de médecins, d’ingénieurs, et de polytechniciens, de sportifs et d’artistes pour ne pas mériter le respect et la reconnaissance de la nation, même si on peut admettre que politiquement elle n’ait jamais joué un rôle digne de son poids économique. Ceci prouve paradoxalement que le sentiment particulariste n’y a jamais été aussi exacerbé qu’on le dit; les Sfaxiens ont simplement préféré le travail aux palabres, et on peut comprendre aujourd’hui avec les problèmes liés à la pollution, au traitement des ordures, et au transit des immigrés clandestins, leur mécontentement.

Néanmoins, il s’agit ici de cardiologie, et le fait mérite d’autant plus d’être signalé que l’actuelle présidente de l’Amicale de Sfax a été il n’y a pas si longtemps la brillante présidente de la société de cardiologie, et que l’actuelle secrétaire générale de l’amicale est membre du bureau directeur de ladite Société tunisienne de cardiologie. Il semble que ce cumul des appartenances ait engendré une confusion peut être compréhensible, mais qu’on ne peut passer sous silence.

Djerba ne fait pas partie de Sfax, et n’a donc pas besoin de sa tutelle, particulièrement dans un congrès international. A la limite une association djerbienne de cardiologie y aurait sa place, mais comme elle n’existe pas, du moins à ma connaissance, c’est peut être ici l’occasion de la créer.

Le mieux est donc de faire attention aux symboles et de cesser de jouer avec les mythes, en l’occurrence celui d’un Sud uni doté d’une capitale, qui peut finir par s’avérer dangereux, ainsi que l’ont démontré des évènements récents dans un pays voisin.

Cela dit, les cardiologues étant thalassophiles, on attend toujours les congrès nationaux au Kef, à Gafsa, Jendouba, Sidi Bouzid et Kasserine. Sauf à réanimer les requins qui s’échouent de plus en plus souvent sur nos plages, peut-être faut-il les y laisser mourir en paix. 

* Médecin de libre pratique.

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