Entretien-dialogue avec Sami Tchak : Afrique-Maghreb, l’écriture en partage

Dans le cadre du dialogue Maghreb-Afrique noire, l’entretien-dialogue mené par le poète tunisien Tahar Bekri avec l’écrivain togolais Sami Tchak débat de la place de la littérature dans la société, entre cloisonnement et ouverture, mémoire culturelle et piège identitaire, affirmation de soi et ouverture à l’Autre… (Sami-Tchak – Ph. Francesca Mantovani – Copyright-Gallimard.)

Entretien conduit par Tahar Bekri

Sami Tchak est né en 1960, au Togo, il vit à Paris. Il est actuellement en résidence d’écrivain en Tunisie, invité par l’Institut Français. Romancier et essayiste, de formation sociologique, son œuvre se distingue par une écriture et des thématiques audacieuses, libérées des espaces cernés et figés, couronnée de nombreuses distinctions. Il appartient, dans la littérature de l’Afrique au Sud du Sahara, à la génération des auteurs au regard critique et exigeant.

Nous nous connaissons depuis fort longtemps, les questions qui lui sont posées ici, se veulent la poursuite d’un dialogue Maghreb-Afrique noire entamé, il y a bien longtemps, avec le regretté écrivain congolais, Tchicaya U Tamsi.

Je suis persuadé qu’il est plus que jamais impératif, nécessaire et urgent d’installer de vrais échanges, responsables, francs et fraternels entre les différentes régions du Continent. Quelques œuvres : Place des fêtes, Hermina, 2001; La fête des masques, Gallimard, 2004; Al Capone, le Malien, Mercure de France, 2011; La couleur de l’écrivain, La Cheminante, 2014; Les fables du moineau, Gallimard, 2020. Le Continent du Tout et presque rien, Lattès, 2021.

Tahar Bekri : Cher Sami, nous nous connaissons depuis fort longtemps, je suis heureux que tu sois en résidence en Tunisie, qui, comme tu le sais, s’appelait Africa en latin, Ifriqiya en arabe. Quel regard portes-tu sur les littératures de notre continent ? Se connaissent-elles ? S’ignorent-elles ? Dialoguent-elles assez entre elles?

Sami Tchak : Mon cher Tahar, en revenant ici à Tunis, où je suis déjà venu en 2021 pour les Assises du livre, événement au cours duquel il a été question des littératures de langue française, produites par des Français et par des Africains, je me posais encore cette question : de plus en plus, des rencontres se font au cours desquelles des écrivains africains se rencontrent, certains d’entre eux se connaissent déjà depuis des années, ce qui est notre cas, comme tu l’as rappelé, mais qu’en est-il réellement de la circulation, à l’intérieur du contient africain, de nos littératures qui se construisent dans des langues européennes et nationales ?

Je ne pense pas que nos littératures dialoguent assez. Une grande méconnaissance des auteurs de pays maghrébins, en Afrique au sud du Sahara ! L’inverse est aussi vrai. Ce problème, qui ne sera pas résolu du jour au lendemain, renvoie à la faiblesse de la circulation et des marchés africains du livre, ce qui, d’ailleurs, condamne les auteurs publiant chez des éditeurs locaux à une grande clandestinité. En général, ils ne sont diffusés nulle part, pas même dans leur propre pays.

La part de nos littératures qui échapperait à ce cloisonnement, c’est celle produite et/ou diffusée à partir des pays européens et aux États-Unis. Et de cette portion, déjà quantitativement moins importante que celle publiée sur place, une portion encore plus réduite devient visible et susceptible de traverser nos frontières : les livres des auteurs légitimés et célébrés depuis ce que nous appelons, pour aller vite, l’Occident.

Des marchés du livre, marginaux ou inexistants, peu de lecteurs, une extraversion pour les publications et les légitimations : tout est réuni pour que nos littératures ne soient pas suffisamment connues par la part de nos populations en mesure de lire et ayant réellement le désir de le faire, donc une part marginale quantitativement.

L’Amérique latine a marqué ces dernières années ton œuvre et ta vision. Volonté d’échapper à l’africanité comme piège ? Désir d’affranchissement et liberté du créateur ? Cependant, de nombreux pays d’Amérique découvrent aujourd’hui leur dimension historique et culturelle africaine, justement, occultée par les conquêtes espagnoles et s’emploient à lui réserver une meilleure reconnaissance. Ton intérêt est-il seulement littéraire ?

Mon intérêt pour l’Amérique latine, depuis les années 1990 seulement, vient de ce hasard qui m’avait conduit à Cuba, ensuite au Mexique et en Colombie. Je pense que ce qui, surtout à Cuba et en Colombie, m’a d’abord attiré, c’est justement cette part africaine, si manifeste que, même politiquement marginalisée, on ne peut l’y occulter.

Cependant, par la suite, j’avoue que ce sont les grands auteurs de ces pays qui ont fini par me fasciner. Ce n’est pas pour échapper au statut d’écrivain africain que j’y ai installé les intrigues de nombre de mes romans, il s’agit aussi d’un détour, ou, mieux, d’une nouvelle école où j’ai fait mon entrée en quête de l’enrichissement de mon propre imaginaire.

Je suis un écrivain africain qui s’est intéressé, qui s’intéresse, sur un plan littéraire surtout, à l’Amérique latine.

Peut-on faire des reproches à nos Institutions au Maghreb comme dans les autres régions du Continent sur les failles dans l’enseignement réciproque de nos littératures, Aliénation ? Méconnaissance ? Manque de volonté ? Manque de spécialistes ? De quoi sommes-nous coupables ?

J’ai presque déjà répondu à cette question, qui renvoie à la première. Je précise qu’au niveau des universités surtout, les cloisons sont moins étanches, il y a des professeurs, par exemple Kangni Alem, écrivain et enseignant de littérature à l’Université nationale du Togo, qui ont consacré leur thèse à des auteurs du Maghreb, dont, ensuite, ils enseignent les œuvres et orientent leurs étudiants vers elles.

Dans les pays du Maghreb, on remarque le même intérêt universitaire, de certains profs et de nombre de leurs étudiants, pour les littératures d’Afrique au Sud du Sahara.

Cependant, les universités seules ne suffiront pas à faire tomber relativement les cloisons. Il faudrait que dans les programmes scolaires dès le collège, certaines œuvres d’auteurs africains d’une grande facture littéraire soient inscrites dans les deux parties de notre continent.

L’intérêt pour nos littératures, du nord au sud, de l’est à l’ouest, devrait être suscité très tôt. Et cela relève en partie de la volonté politique, car les choix des textes à enseigner à une jeunesse est un acte politique, auquel sont associés aussi des enseignants.

Les festivals qui se tiennent dans nos différents pays devraient aussi être moins «ethniques», genre «Festival des littératures d’Afrique noire», «Festival des littératures du Maghreb», pour concerner plus souvent les écrivains de tout le continent.

Je dirais la même chose pour certains prix spécifiques, réservés à des écrivains noirs et noirs afrodescendants ou à ceux de l’espace dit arabe. Ces prix suivent des logiques de promotion bien compréhensibles, mais en s’élargissent à tout le continent, ils contribueraient à réduire nos frontières internes.

Les débats sont interminables autour de la question de la langue d’écriture et ne manquent jamais de polémique : Es-tu écrivain francophone, de langue française ? D’expression française ? Ta langue est-elle celle de l’Autre ? Tienne ? Autre ? Où en es-tu ?

Cette question est de celles, récurrentes, qui m’ont incité à écrire, publié en 2014 par la (aujourd’hui défunte) maison d’éditions La Cheminante, réédité en 2022 au Togo aux éditions Continents, mon livre La couleur de l’écrivain. Il y a des chapitres comme «Mal de langue» et «Orphelins de nation». Je pense que si cette question continue de se poser, alors qu’on la posait bien avant ma naissance, c’est parce que nous sommes les seuls à dépendre de cette manière aussi radicale aux langues des anciens colons et à des structures éditoriales occidentales pour espérer une certaine reconnaissance mondiale, du moins importante.

Bien sûr, des textes existent dans nos langues. Bien sûr, Mahfouz a construit toute son œuvre en arabe et a eu le prix Nobel de littérature. Mais, la grande majorité des écrivains africains mondialement ou relativement connus écrivent en anglais, en français ou en portugais. Mais, au bout d’un moment, il faudrait que l’on comprenne que pour beaucoup d’entre nous, écrire dans ces langues n’est pas un choix, mais le résultat de l’Histoire, la suite presque logique d’une domination.

J’apprécie le choix, je dirais le combat, des écrivains d’envergure comme Boubacar Boris Diop de contribuer, par des écrits de qualité, à l’émergence d’une grande littérature dans des langues africaines (le cas du Maghreb est différent, la langue arabe est une langue d’écriture et il y a beaucoup de productions littéraires en arabe en Tunisie, au Maroc et en Algérie).

Mais, je crois que longtemps encore, surtout pour des écrivains africains des pays au sud du Sahara, les productions littéraires ou de la pensée se feront dans des langues européennes. Et tant que durera cette situation, nous aurons à répondre à la question : «Pourquoi n’écrivez-vous pas dans votre langue maternelle ?».

J’écris en français, je suis un écrivain de langue française qui est conscient que sa situation est bien particulière. Cependant, il ne faudrait pas que cette question devienne une sorte de fonds de commerce, qu’on la ressorte à toutes les occasions, que, parfois, dans des festivals, elle éclipse la lecture critique des textes des auteurs africains. Il ne faudrait pas non plus qu’elle serve de prétexte à certains auteurs africains pour des déclarations caricaturales, exotisantes.

Il y a une chose qui devrait aussi s’imposer à nous : le regard critique sur nos productions. Car, si on parle de littérature, par-delà nos irréductibles subjectivités, on ne peut occulter les questions de qualité, on ne peut, s’agissant de nous, laisser croire que l’étiquette AFRICAIN suffirait et que tout vaudrait tout. Il faudrait que les débats portent aussi, surtout, sur l’œuvre. Ainsi, il deviendrait impossible de parler de nous ou de nous faire parler sans éprouver la nécessité forcément de nous lire.

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