Tunisie-Union européenne : dette toxique contre blocus migratoire

Une troïka, constituée, de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, le Premier ministre néerlandais Mark Rutte et la Première ministre italienne Georgia Meloni veut imposer à Kaïs Saïed un marché de dupes: on te prête de l’argent à condition de bloquer tous les flux migratoires en partance de la Tunisie. Un troc injuste, inhumain et qui comporte au final un risque moral… L’endettement de la Tunisie n’est pas la solution indiquée pour les problématiques migratoires opposant l’Europe et notre pays.

Par Moktar Lamari *

A qui profite le crime? Aux politiciens d’abord, l’alliance entre la droite européenne et son pendant en Tunisie. Le pouvoir d’abord et on s’arrange pour s’entendre. L’enjeu migratoire constitue une carte gagnante pour les élections.

La droite européenne a fait de la lutte à l’émigration sont leitmotiv et principal enjeu électoral. Et dans ce cadre, on fait agir la Tunisie, en alternant carotte (prêt et dons) et bâton (dénonciation et pressions politiques diverses).

Ce marché de dupes endette les jeunes générations de la Tunisie, appuie un régime politique qui ne veut rien réformer et qui ne fait pas consensus en matière de pratiques démocratiques. Le tout pour bloquer à la source les flux migratoire en partance des côtes tunisiennes.

La Troïka fait plus de ce qui n’a pas fonctionné par le passé, en matière d’aide au développement et appui aux libertés. La Tunisie mérite mieux!

Risque moral

Honteux, et l’histoire s’en rappellera. L’Europe des États vient au secours de Kaïs Saïed, pendant une année pré-électorale, en faisant payer la Tunisie entière une dette insoutenable et improductive.

L’Europe ne fait que sous-traiter à la Tunisie la sale besogne, à savoir le verrouillage des flux migratoires à partir des côtes tunisiennes.

Dans ce cas précis, l’Europe s’en fiche des droits de la personne. Les gouvernements de droite délèguent le mandat au président tunisien Kaïs Saïed pour «s’en occuper». En les dispersant dans les zones arides, frontalières pour les amener à choisir entre «partir volontairement» chez eux ou dépérir sur place dans le désert à la frontière tuniso-libyenne.

La Tunisie est économiquement à genoux, ruinée par une douzaine d’années de mal-gouvernance, et tout indique qu’elle ne dira pas non!

Elle avalera, la mort dans l’âme, l’humiliation européenne et acceptera, d’une façon ou d’une autre, les diktats européens, en plus de ceux du Fonds monétaire international (FMI).

En acceptant ce marché de dupes, la Tunisie est perdante sur toute la ligne.

Certes il faut attendre de lire les clauses de ce traité, ficelé en catimini et derrière des portes clauses, entre Bruxelles et Carthage.

Aucun débat sur les enjeux de l’accord

Le traité est porté dans le cartable de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, accompagnée par le Premier ministre néerlandais Mark Rutte et la Première ministre italienne Giorgia Meloni.

En Tunisie, aucun débat public sur le sujet et sur les clauses de l’accord. Aucune étude sur le sujet. On ne sait même pas combien sont-ils ces Subsahariens illégaux en Tunisie. On ne gouverne pas un pays sans data et sans évidences issues de la recherche et des évaluations coûts-bénéfices des politiques publiques.

Le gouvernement estime à 21.000 l’effectif des Subsahariens illégaux en Tunisie. Bruxelles les estime à plus de 105.000. Qui croire, le gouvernement national ou les instances européennes?

On sait cependant que deux émigrants sur trois sont des émigrants climatiques. Mais ici personne ne veut en parler, pour ne pas susciter de la sympathie et surtout ne pas tomber en contradiction flagrante.

Le trio européen sera en début d’après midi (pour la seconde fois en un mois) à Carthage pour rencontrer et faire signer le président Kaïs Saïed: argents comptant contre blocus migratoire.

Avec deux chiffres clefs, un prêt de 1,150 milliard d’euros, contre un blocus migratoire, dit simplement un zéro migration en direction de l’Europe, à partir des côtes tunisiennes.

Diplomatie migratoire

Diplomatiquement parlant, le premier objectif de la «troïka» européenne est la concrétisation de «l’aide économique proposée au président Kaïs Saïed» lors de la précédente visite du 11 juin.

Les «diktats européens» sont claires : la Tunisie doit contenir (et retenir) sur son territoire les flux d’émigrants vers l’Italie et doit accepter le retour forcé de plusieurs milliers de Tunisiens en situation irrégulière dans divers pays d’Europe.

Pour le comprendre, il suffisait de voir les chiffres de migrants économiques, climatiques, politiques qui embarquent vers l’Italie à partir de Sfax, Zarzis, Mahrès, etc.

Pourtant, pendant longtemps, Ursula von der Leyen et les autres dirigeants européens ont fait la sourde oreille aux enjeux migratoires que vit la Tunisie, comme la Libye ou le Maroc.

Quel taux d’intérêt et qui paie la facture?

Le tournant est venu lors de la dernière visite lorsque, grâce à la sollicitation de Giorgia Meloni, la «troïka» de l’UE a émis l’hypothèse d’une avance de 150 millions d’euros pour soutenir les budgets tunisiens et de 100 millions supplémentaires pour la surveillance des frontières maritimes et le sauvetage en mer.

Tout cela en vue d’un nouvel effort capable de garantir 900 millions d’investissements européens dans le commerce et la coopération énergétique.

Les jeunes, les enfants et petits enfants tunisiens paieront cette dette toxique qui ne crée ni croissance ni emploi productif. On a le droit de connaître le taux d’intérêt et toutes les rubriques de dépenses venant de ce milliard d’euro de prêt, dont les véritables payeurs ne vont pas voter lors des prochaines élections présidentielles, dans presque un an.

Ce milliard d’euros va ultimement payer des salaires de fonctionnaires en surnombre et absentéistes, des équipements pour la police et la garde côtière. Le tout pour surveiller les départs et protéger l’Europe contre ces «hordes de migrants subsahariens».

Le taux d’intérêt composé à appliquer sur ce milliard de dette serait de 4%, 5%… ou plus?

Une dette insoutenable

C’est de la dette insoutenable, la Tunisie a fait un taux de croissance moyen de 1% par an sur la décennie 2012-2022.

On aurait aimé voir ce prêt financer des projets créateurs de richesses, initiateurs d’investissements productifs et créateurs d’emplois.

La «troïka» européenne aurait dû montrer plus de courage et de responsabilité:

1- en procurant systématiquement 50000 visas Schengen et annuellement pour les Tunisiens ayant un niveau universitaire ou étudiants universitaires voulant approfondir leurs études et s’inscrire dans la R-D moderne et à la fine pointe;

2- en octroyant un millier de bourses d’études universitaires chaque année aux universitaires tunisiens, dans des secteurs clefs et utiles pour moderniser les services publiques et la gouvernance de l’Etat;

3- en allégeant la dette publique ou en transformant une partie de celle-ci pour financer des projets créateurs d’emplois pour les 400 000 jeunes diplômés universitaires en chômage de longue durée;

4- en mettant plus de flexibilité dans les accords sur les quotas limitant les importations européennes des produits made in Tunisia;

5- en investissant davantage dans la mise en valeur du Sahara tunisien, région riche en eau géothermique et recelant de grands potentiels en productions agricoles à haute valeur ajoutée.

L’accord avec le FMI reste incontournable

En plus des diktats européens, il faut compter avec ceux du FMI.

Le prêt de 1, 9 milliard de dollars promis par le FMI ne sera pas débloqué qu’en échange d’un plan précis de réformes économiques et politiques.

Derrière les ostracismes de Saïed, il y a la crainte que l’Europe et l’Italie, une fois l’avance de 250 millions d’euros versées et obtenu le blocus des réfugiés, «oublient» à la fois le plan d’investissement et l’engagement de faire pression sur le FMI et les États-Unis pour rendre le plan de réformes opérationnel. Un oubli qui mettrait en danger la survie politique d’un président appelé à faire face non seulement à la crise économique, mais aussi à la menace islamiste représentée par le parti Ennahdha.

Risque systémique

En effet, l’annulation des subventions économiques exigée par le FMI risque de déclencher la fureur des milieux sur lesquels s’appuie sur la direction islamiste.

Et même les réformes politiques, accompagnées du retour en liberté de Rached Ghannouchi – le dirigeant d’Ennahdha, 82 ans, emprisonné en avril avec d’autres dirigeants islamiste – ne représentent pas une garantie de détente.

La libération des opposants – exigée à la fois par le FMI et par l’administration Biden – risque de rendre plus dangereuse une opposition dont des centaines de militants djihadistes sont sortis de prison au fil des ans.

Donc, ce que veut Saïed, avec le soutien partiel de la «troïka» européenne, c’est une médiation européenne pour lisser les demandes du FMI et de Washington.

Aussi parce que, pour des raisons politiques évidentes, le plan d’investissement européen ne verra guère le jour si le prêt du FMU n’est pas débloqué.

Bref, à partir de demain, ce sera à la «troïka» de jouer, sans négliger les risques systémiques qui menacent la stabilité de la Tunisie. Il faut être conscient des risques liés à une implosion politique et économique de la Tunisie. Pour ensuite essayer de convaincre Washington que le coriace président tunisien représente, sinon le meilleur, certainement le moins pire des garanties de stabilité pour la Tunisie et la Méditerranée.

Source : Economics for Tunisia, E4T.

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