Depuis des décennies, le secteur des boulangeries en Tunisie est aux prises avec des crises chroniques, dont les origines remontent à une ancienne réglementation désormais dépassée, favorisant les pratiques frauduleuses, comme l’émergence de boulangeries fantômes détournant des milliards de dinars destinés à subventionner la farine et à maintenir le prix du pain à un niveau accessible aux couches pauvres et moyennes de la population. Parallèlement, le gaspillage du pain se poursuit à une grande échelle, les dysfonctionnements persistent et les pénuries s’aggravent en l’absence d’un contrôle efficace de l’Etat, impuissant et même, souvent, complice.
Par Hssan Briki
D’abord, le système de classification des boulangeries et de leurs spécialités en Tunisie semble complexe et difficile à suivre. Il y a les boulangeries classées « A » spécialisées dans la fabrication du gros pain de 400g avec la farine subventionnée de type PS; les boulangeries classées « C » spécialisées dans la fabrication de la fameuse baguette de 220 g avec la farine de type PS, également autorisées à produire des pâtisseries et d’autres types de pains en utilisant de la farine non-subventionnée de type PS7; et les boulangeries non classées : limitées à la fabrication de petits pains ne dépassant pas un poids de 150 grammes en utilisant de la farine de type PS7 et d’autres types de farines minces.
Ce dispositif industriel et commercial aux contours quelque peu flous, sur lequel se greffent d’innombrables autres acteurs, comme les restaurateurs, les hôteliers et les groupes de grande distribution, crée un terrain propice à la corruption et offre des opportunités pour les spéculateurs et les trafiquants de toutes sortes.
Les boulangeries fantômes
Parmi les fraudes inventées par les boulangers, il y a celle qui consiste à détourner farine subventionnée par le biais de boulangeries fictives. Ces établissements se contentent de recevoir leur quota de sacs de farine subventionnée sans avoir une véritable activité sur le terrain. Ils revendent ensuite cette farine à des prix plus élevés, en faisant une plus-value sans grand effort. Le produit, qui aura changé entretemps de main, sera utilisé dans la production des pâtisseries et des types de pain non subventionné. C’est ce qu’a confirmé le président du Syndicat national des boulangers en Tunisie, Mohamed Bouanane, dans une déclaration à l’organisation I Watch lors d’une enquête menée sur le secteur du pain en Tunisie.
Les boulangeries fantômes représentent un marché noir par lequel transitent environ 4 500 millions de dinars de subventions destinées à la farine, ce qui équivaut près de 10% du produit total distribué, selon le même rapport.
L’irrégularité entraîne le gaspillage
Autre problème qui s’aggrave au fil des ans : celui des boulangeries que leurs propriétaires considèrent comme «modernes» et que les professionnels du secteur qualifient de d’«informelles». Celles-ci, dont le nombre atteint environ 1 200, opèrent en dehors du cadre fixé par la décision du ministère du Commerce du 22 juin 2016 et du champ d’intervention du Conseil de la concurrence. Elles entraînent d’importantes pertes financières en raison de la surproduction, atteignant entre 45 et 50 milliards de pains par an, un chiffre dépassant largement les besoins des Tunisiens, et du gaspillage qui s’ensuit, avec de grandes quantités de pain se retrouvant quotidiennement dans les bennes à ordures. On parle de quelque 900 000 pains jetés chaque jour, en particulier pendant le mois de ramadan où la consommation enregistre une hausse de 25 à 30% en comparaison avec celle du reste de l’année. Ramassée par des chiffonniers, une partie de ces pains jetés à la poubelle est utilisée par les éleveurs pour nourrir leurs cheptels. La vache et le boeuf mangent la baguette en Tunisie, un pays qui s’endette pour survivre.
A cette perte, il convient d’ajouter celle relative au coût de l’énergie dépensée pour fabriquer tous ces pains non consommés.
L’insuffisance des contrôles
Le nombre énorme de boulangeries, toutes catégories incluses, et l’ampleur des transactions sur le marché noir rendent difficile le travail des organismes de contrôle économique relevant du ministère du Commerce, qui souffrent de plusieurs problèmes : effectif insuffisant, faiblesse de moyens logistiques (transport, numérisation, etc.) et, dans certains cas, collusion avec les fraudeurs.
Le nombre total de contrôleurs relevant du ministère du Commerce ne dépasse guère 600 agents, et si on en déduit les agents relevant du ministère de la Santé et ceux de l’Intérieur (police municipale), le nombre réel de contrôleurs serait de seulement 300, en charge de contrôler plus de 3 500 boulangeries dans toute la république.
De plus, les actes de violence croissants auxquels ces agents sont confrontés lors des opérations de contrôle constituent un obstacle supplémentaire et un autre facteur de faiblesse dans la lutte contre les fraudes, sans compter les actes de corruption signalés dans certains autres cas.
En somme le secteur des boulangeries en Tunisie se plaint de problèmes structurels qui nécessitent des solutions également structurelles. Il ne suffit pas de crier à la corruption et de menacer les corrompus, comme le fait souvent le président de la république Kaïs Saïed, pour que le système soit assaini.
En d’autres termes, si tous les problèmes résultent du système de subventions lui-même, dont se plaignent les acteurs dans tous les autres secteurs où il est en vigueur, pourquoi s’y attacher fermement au risque de continuer à remplir les poches des fraudeurs, de faire durer les pénuries, de creuser les déficits budgétaires et d’aggraver l’endettement du pays ?
Il va sans dire que la gestion politique des problèmes relevant de l’ingénierie financière est le plus court chemin vers la faillite générale.
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