Tunisie : Kaïs Saïed et les médias ou le malentendu permanent   

Les propos tenus par le président de la république Kaïs Saïed en recevant, vendredi 4 août 2023, la directrice générale de l’Etablissement de la télévision tunisienne (ETT) Awatef Dali, ont beaucoup choqué dans le milieu médiatique, car ils dénotent une méconnaissance totale de la part de la plus haute autorité de l’Etat des règles élémentaires du travail des médias en général et des médias publics en particulier. Vidéo.

Par Imed Bahri

Abondant dans le sens de la théorie de complot, qu’il invoque dans pratiquement tous ses discours et toutes ses déclarations, le chef de l’Etat a souligné que cet établissement national doit être au service des Tunisiens et non «des lobbies qui se tiennent derrière le rideau», sans bien sûr désigner les lobbys en question et en prenant les Tunisiens pour une masse compacte et indifférenciée qui, plus est, pense exactement comme lui ou comme lui il voudrait qu’elle pense. Et le pluralisme des points de vue existant dans la société et qu’une télévision, qu’elle soit publique ou privée, est censée refléter, on en fait quoi? De ces considérations, le président n’en a cure. Pour lui, présenter un point de vue différent du sien c’est, par définition, faire de la propagande. C’est pourquoi il a ajouté dans le monologue qu’il a débité devant la directrice générale de la télévision, interloquée et le visage décomposé par la surprise (ou la peur), que le temps de la fausse propagande est bien derrière, en critiquant certains programmes qu’il n’a pas trouvé à son goût, ainsi que la hiérarchie de l’information dans les journaux télévisés de la chaine Wataniya 1 qu’il a qualifiée de «non innocente».

A chacun sa belle époque

Tout le monde a compris que le président voudrait que son activité, qu’elle que soit son importance, passe en ouverture du journal de 20 heures de la télévision d’Etat, et l’Etat, on l’a compris, c’est lui et nul autre. De là à penser que la télévision d’Etat devrait être «sa» télévision, il y a un pas que ses thuriféraires n’hésiteront pas à faire.  

Le président s’est ensuite interrogé sur l’absence d’émissions commémorant l’assassinat des deux martyrs de la patrie Chokri Belaid et Mohamed Brahmi ainsi que des membres de l’Armée et de la sécurité nationale qui se sont sacrifiés dans leur combat contre les terroristes et les traitres.

Citant particulièrement l’émission ‘‘Al Zaman Al Jamil’’ (La Belle époque) récemment diffusée sur la Wataniya 1 où des figures du régime de Ben Ali étaient invitées, Kaïs Saïed a regretté le fait de voir l’avant-révolution qualifiée de «belle époque» par certains invités qui, au lendemain de la révolution de 2011, vivaient dans l’ombre et qui deviennent aujourd’hui des héros, selon ses termes.

Ces personnes invitées sur les plateaux évoquent avec nostalgie l’avant-2011 au moment où les Tunisiens portent leur regard vers l’avenir tout en restant attachés à leur histoire et toutes les étapes qu’ils ont vécues, a déclaré le président Saïed, ajoutant que «ce qui est présenté aujourd’hui par la télévision tunisienne ne peut plus durer», ce qui sonne à la fois comme un avertissement et la menace d’un limogeage imminent.

Pourquoi il n’existe pas d’émissions dédiées aux attentes et réclamations des Tunisiens qui ont été scandées en décembre 2010 et janvier et février 2011, ni d’émissions pour rappeler des évènements historiques majeurs comme ceux du 26 janvier 1978 et du 3 janvier 1984?, s’est également interrogé le chef de l’Etat, ce qui est pour le moins inexact et injuste, car la Wataniya 1 a réalisé et diffusé de nombreuses émissions sur les évènements cités, et ce n’est pas de sa faute si le président ne les a pas vues ou qu’il n’en a pas gardé souvenir.

Par ailleurs, ce genre d’émissions passe une fois par an, le jour d’anniversaire de l’événement en question, et non tous les jours, au risque d’ennuyer les téléspectateurs et de les éloigner encore davantage de la chaîne publique dont les taux d’audience sont souvent faibles.

Le président, qui a accaparé la totalité des pouvoirs dans le pays en vertu de la constitution qu’il a fait promulguer en 2022, croit pouvoir s’immiscer dans tout, même dans la détermination de la ligne éditoriale d’un média public et dans le contenu de ses émissions. Or, dans une république qui se targue d’être démocratique – à moins que le régime ait changé entre-temps et qu’on nous l’a pas dit –, la ligne éditoriale d’un média et ses contenus sont définis par les professionnels du secteur conformément aux règles de neutralité, d’objectivité et de pluralisme des points de vue. Ce sont eux qui ont la main dans le cambouis, qui sont à l’écoute des attentes des téléspectateurs et qui cherchent à les satisfaire en produisant des émissions au plus près de leurs préoccupations qui, soit en passant, ne sont pas nécessairement celles du président de la république. Lequel, de toutes les manières, est censé ne pas avoir beaucoup de temps libre pour… regarder la télévision et analyser ses contenus.

On n’est pas sorti de l’auberge

Par ailleurs, l’actuelle directrice générale de l’ETT, Awatef Dali, appartient elle-même aux figures télévisées qui ont servi l’ancien régime, celui d’‘‘Al Zaman Al Jamil’’ en l’occurrence. En la choisissant pour assurer l’intérim puis en la nommant officiellement à la tête de la boîte, le président était censé le savoir, à moins qu’on le lui ait caché. Et qu’attendait-il au juste de notre consœur? Qu’elle réserve à son régime le traitement qu’elle réservait à celui de Ben Ali ? Mme Dali, pour sa part, a-t-elle compris qu’en la nommant, le président cherchait à réhabiliter aux yeux des Tunisiens cette «belle époque» dont elle a du mal elle-même à se détacher? Si c’est le cas, il y a eu malentendu. Mais qui en est responsable?

Tout cela est peu rassurant quant à l’avenir de la Télévision nationale et des médias en général en Tunisie qui ont cru un moment, pendant la «décennie noire» justement, qu’ils s’étaient définitivement libérés du contrôle direct du pouvoir politique et qui découvrent aujourd’hui, à leur corps défendant, qu’ils ne sont pas sortis de l’auberge et que la «décennie noire», la vraie, c’est maintenant qu’ils y entrent.

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