Le règne de Edward I (1239-1307) préfigure bien cette ambiguïté fondamentale de la politique anglaise qui persiste jusqu’à nos jours et dont le dernier exemple se situe en Ukraine : la défense des intérêts de la Couronne, certes, mais sans aucun égard pour la vie humaine.
Par Dr Mounir Hanablia *
Un roi qui fut poignardé par un agent du sultan égyptien Baïbars durant les Croisades mais survécut, qui a combattu en Gascogne, en Flandre, et aux quatre coins de la Grande Bretagne, d’abord contre les seigneurs qui voulaient subordonner le pouvoir de son père Henry III au leur, à travers le Parlement, ensuite contre les Gallois révoltés, puis contre les Ecossais refusant la dissolution de leur Etat dans celui de leur puissant voisin anglais, enfin contre les Français pour défendre ses droits sur la Gascogne. Sa politique d’alliance avec les Mongols pour prendre à revers l’islam ne se concrétisa pas. Durant son règne, l’armée anglaise, si on peut la qualifier ainsi, fut toujours en butte aux désertions sur une grande échelle, les troupes n’étant que rarement payées, ainsi qu’à la disette.
Le règne d’Edward I d’Angleterre fut bien une suite de guerres interminables, mais aussi de tentatives incessantes pour lever les impôts nécessaires à leur conduite et leur conclusion, en usant de menaces, ou de représailles. S’il a respecté les prérogatives du Parlement, c’est tout simplement qu’il avait compris que l’impôt était plus facile à obtenir avec son aval.
D’un champ de bataille à un autre
Pour la première fois de l’Histoire, la Grande Bretagne et l’Irlande furent réunifiées, au moins provisoirement, sous une autorité politique commune, celle de la Couronne d’Angleterre. Mais cette union eut un prix, le massacre de caractère raciste des populations originelles galloises de langue celtique considérées comme barbares et impropres à la civilisation qui luttaient pour le respect de leurs coutumes et leur indépendance et qui furent soumises à un régime colonial d’occupation et d’expropriation des terres ressemblant étrangement à celui qui plus tard fut appliqué en Palestine au détriment des Arabes par les colons sionistes. Cela n’empêcha nullement leur recrutement en tant que soldats dans les guerres contre les Ecossais, préfigurant la politique impériale plus tard suivie en Inde d’utilisation des populations les unes contre les autres au bénéfice de la couronne britannique. Le paradoxe en est qu’après toutes les horreurs de la conquête, l’héritier du trône d’Angleterre continue d’être nommé Prince de Galles.
Les juifs payèrent également un tribut conséquent à la politique royale. Ayant le monopole de l’usure, interdite aux chrétiens par l’Eglise, ils furent écrasés d’impôts et finirent par vendre leurs créances au rabais aux seigneurs chrétiens qui y trouvèrent une occasion de s’enrichir à bon compte en expropriant les débiteurs. La Reine Eléonore, à titre d’exemple, en retira les plus grands profits.
Les juifs finirent par être expulsés en masse, donnant ainsi à la couronne le prétexte de lever de nouveaux impôts pour le manque à gagner, et de bénéficier des subventions importantes fournies par le Pape de Rome, en principe pour financer la nouvelle Croisade, qui n’eut jamais lieu.
L’Irlande fut le second champ d’application de la politique coloniale. Partiellement occupée par des seigneurs anglais qui n’obéissaient qu’à leurs propres lois, tous ses produits servirent à ravitailler les troupes royales durant leurs guerres, et les populations locales furent ainsi réduites à la famine. Néanmoins tout comme pour les Gallois, des soldats irlandais furent recrutés et jouèrent un rôle important dans les terribles guerres écossaises.
La politique fiscale au nom de la défense des intérêts de la Couronne poursuivie par le Roi d’Angleterre pour financer ses guerres faillit parfois mener le pays vers la guerre civile, mais le Roi souvent au bord du gouffre ne craignit pas de faire machine arrière face à ses seigneurs qui voyaient parfois en lui un personnage non crédible prompt à trahir ses promesses. Il faut dire que nombre d’entre eux étaient des étrangers, savoyards, oncles du Roi, provençaux ses cousins, ou encore Gascons ou Normands, liés en outre par le destin commun né dans les champs de bataille et les joutes guerrières. Pourtant aucun seigneur ne se souleva contre lui pour lui contester son trône, et il le doit peut être aux guerres que son père Henry III dut mener contre Simon de Montfort, auxquelles lui-même participa.
Sans aucun égard pour la vie humaine
Est-ce pour préserver la paix du royaume contre les ambitions de ses seigneurs qu’il les emmena d’un champ de bataille à un autre jusqu’à ceux des Croisades? Il dut reconnaître ou réactualiser à la fin de sa vie les «chartes» déjà concédées depuis le XIIe siècle par John Lackland (Jean sans Terre), autrement dit la Magna Carta, et les chartes des Forêts.
Néanmoins, il fut sans concessions avec l’Eglise qui, refusant de se soumettre à ses exigences financières, vit une partie de ses biens confisquée et la protection des prélats supprimée. L’anglicanisme de Henry VIII aurait trois siècles plus tard, de qui tenir, tout autant d’ailleurs que Cromwell.
Tout compte fait, malgré le caractère terroriste des représailles commises contre les opposants à l’absolutisme et les résistants à l’occupation anglaise au pays de Galles et en Ecosse (décapitations, démembrements, éviscérations, émasculations, mises en scène obscènes et expositions des cadavres), qui n’empêchèrent pas ce dernier pays de consacrer son indépendance pour les trois siècles à venir, Edward I fut bien celui qui instaura les règles politiques qui allaient guider ses successeurs: unification des îles britanniques et de l’Irlande autour de la couronne anglaise; opposition à la puissance française en Europe, particulièrement en Flandre; collaboration avec le Parlement en matière de vote des impôts; interventionnisme en Méditerranée et au Moyen-Orient. Il préfigure bien cette ambiguïté fondamentale de la politique anglaise qui persiste jusqu’à nos jours et dont le dernier exemple se situe en Ukraine : la défense des intérêts de la Couronne, certes, mais sans aucun égard pour la vie humaine.
* Médecin de libre pratique.
‘‘A Great and Terrible King: Edward I and the Forging of Britain’’, de Marc Morris, éd. Pegasus Books, 14 juin 2016, 480 pages.
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