Tunisie : les élections se suivent, la démocratie recule

Depuis 2011, la Tunisie multiplie les rendez-vous électoraux qui occupent l’opinion, nécessitent un important déploiement humain et logistique et coûtent énormément d’argent aux contribuables, et pour quels résultats ? La démocratie dont on se gargarise depuis douze ans est-elle vraiment au rendez-vous ?

Par Ridha Kefi

Depuis 2011, les Tunisiens se sont rendus aux urnes à 10 reprises : élection de l’assemblée constituante en 2011, législatives + deux tours de présidentielle en 2015, municipales en 2018, législatives + deux tours de présidentielle en 2019, référendum constitutionnel + législatives en 2022, sans compter la consultation nationale sur les réformes politiques tenues la même année.

Cette débauche d’énergie électorale a-t-elle abouti à l’instauration d’une démocratie digne de ce nom en Tunisie ? La réponde est négative, et il suffit de consulter les rapports internationaux consacrés à notre pays pour constater que l’image de la Tunisie est moins flamboyante qu’elle était il y a douze ans et que les termes qui reviennent le plus pour la décrire ce sont autocratie, dictature, pouvoir personnel, corruption, faillite économique, atteintes aux libertés et aux droits de l’homme, racisme, xénophobie…

Une image de plus en plus dégradée

On peut toujours s’insurger contre tous les Etats, toutes les organisations non-gouvernementales et tous les médias du monde pour dire qu’ils se font une fausse image de nos réalités, qu’ils nous détestent, qu’ils nous envient ou qu’ils complotent contre nous, on n’y changera rien : l’image de la Tunisie est aujourd’hui très dégradée dans l’opinion internationale et il suffit de constater les difficultés qu’éprouve notre pays à mobiliser l’aide financière internationale pour boucler son budget pour l’exercice en cours pour s’en rendre compte.

Quant aux investisseurs étrangers qui, sous Ben Ali, se bouchaient le nez et fermaient les yeux sur les atteintes aux libertés et aux droits, et venaient implanter des unités de production en Tunisie, faire travailler une main d’œuvre qualifiée et bon marché et dynamiser notre économie – laquelle réalisait, bon an mal an, pas moins de 5% de croissance, contre moins de 2% au cours de la dernière décennie –, force est de constater que ces investisseurs se font aujourd’hui très rares et ne se bousculaient plus au portillon de la révolutionnaire Tunisie. Pis encore, ce sont désormais les investisseurs tunisiens qui désespèrent de leur pays, regardent vers le large et cherchent à développer leur business dans des pays où l’herbe est plus verte.

Ne parlons pas des dizaines de milliers de jeunes médecins, ingénieurs, technologues de tous horizons, mais aussi chômeurs de longue durée qui, désespérés eux aussi de leur pays, votent par leurs pieds et partent monnayer leurs talent et force de travail à l’étranger.

La lassitude démocratique

C’est dans ce contexte déprimant que le président de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie), Farouk Bouasker, vient nous annoncer la tenue prochaine d’une énième consultation électorale, dont peu de Tunisiens voient vraiment l’utilité, tout en sachant qu’aux dernières législatives, tenue fin 2022, le taux de participation était d’à peine 10%. Ce qui en dit long sur la «lassitude démocratique» qui semble avoir gagné les Tunisiens, qui ne voient plus aucune utilité à l’acte même de voter.

Il s’agit, on l’a compris, de l’élection de l’Assemblée nationale des régions et des districts (ANRD) ou Conseil national des régions et des districts (المجلس الوطني للجهات والأقاليم), une sorte de chambre haute du Parlement créée par la Constitution du 16 août 2022 et approuvée lors du référendum du 25 juillet 2022.

Selon l’article 84 de cette Constitution, écrite unilatéralement par le président Kaïs Saïed, «les projets en rapport avec le budget de l’État et les plans de développement régionaux doivent obligatoirement être soumis au Conseil national afin d’assurer un équilibre entre les régions et les territoires». Et selon l’article 85 de la même Constitution, l’ANRD exerce une fonction de contrôle concernant la mise en œuvre des budgets et des plans de développement dans les régions. Elle est composée de députés élus au suffrage indirect par les membres des conseils régionaux et de district, à raisons de trois sièges par région et un siège par district.

Le coût financier de la prochaine échéance électorale s’élèvera à 40 millions de dinars, a déclaré M. Bouasker, vendredi 11 août 2023, ajoutant que ce coût ne dépassera pas celui des précédentes échéances. La belle affaire, et on est censé applaudir des deux mains parce que ça ne va pas nous coûter plus cher ?

Débauche de formalisme électoral

Le président de la Commission électorale, la seule institution en Tunisie à fonctionner à plein régime, tout en étant amputée de plusieurs de ses membres, a fait cette déclaration à l’agence Tap à l’occasion de la tenue d’une réunion pour récompenser les contributeurs au projet de nouveau découpage électoral nécessaire à la tenue des prochaines élections régionales.

Bouasker a souligné à cette occasion que la part de lion des dépenses électorales, soit les deux tiers, sera affectée aux organismes publics traitant avec l’instance électorale, laissant entendre que ces dépenses ne seront pas effectuées directement par l’Isie, comme si cela pouvait constituer une «consolation» pour le pauvre contribuable qui, de toute façon, va casquer, via l’Isie ou via d’autres établissements et organismes de l’État.

Pour le reste du montant des dépenses électorales, il sera affecté au recrutement des agents des bureaux de vote, dont le nombre s’élèvera, le jour du scrutin, à 60 000 agents, a encore précisé M. Bouasker, magistrat de son état bombardé technicien des urnes, qui ne se pose aucune question sur l’utilité même du «machin» qui va ainsi être créé. Car l’ANRD va constituer, n’en doutons pas, un nouveau goulot dans le dispositif bureaucratique tunisien et va, lui aussi, coûter des dépenses inutiles dont les Tunisiens se seraient bien passé, au moment où le pays traverse une mauvaise passe financière, s’endette pour rembourser ses dettes et a du mal à relancer son économie en panne.

Par ailleurs, quand on sait que l’élection de l’ANRD, dont on ne connaît pas encore la date précise, va être suivie, probablement avant la fin de 2024, par des élections municipales et deux tours de présidentielle, il y a de quoi se cogner la tête contre le mur et s’interroger sur l’utilité de cette débauche de formalisme électoral, qui peine à instaurer une démocratie, même pas au rabais.

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