La scène est passée presque inaperçue. Elle a pourtant de quoi choquer et d’inciter à réfléchir sur la manière dont les affaires de la Tunisie sont gérées aujourd’hui. Quand le chef de l’Etat lui-même n’est pas choqué par l’exploitation d’une adolescente dans une ferme agricole, il y a de quoi s’inquiéter sur l’état et le devenir d’une société en totale perdition. .
Par Hssan Briki
Lors de sa supervision de la création d’une coopérative agricole féminine dans la région de Manouba, dimanche 13 août 2023, le président de la république Kaïs Saïed a interagi avec une jeune fille travaillant au sein de cette exploitation agricole de Borj Toumi. Lorsqu’il lui a demandé son âge, elle a répondu être en deuxième année d’enseignement secondaire, ce qui suggère qu’elle a environ 16 ans. Plutôt que de condamner la violation des droits éducatifs et récréatifs de cette catégorie de la population, la seule réaction du chef de l’Etat fut de dire : «Tu es une héroïne».
Cette jeune fille est sans doute une héroïne, mais elle est, surtout, une victime des agissements de la société et du laxisme de l’État qui laisse faire.
Scandale d’État
Ce qui est encore plus alarmant dans cette affaire, c’est l’ignorance des droits de l’enfance affichée par le président de la république, magistrat suprême s’il en est et qui se targue d’être un fin connaisseur des lois, qui ne s’est pas indigné outre mesure face à l’exploitation d’une adolescente dont la place n’est pas dans un champ mais dans une salle de classe. Les médias ou les citoyens ne s’en sont pas indignés eux non plus. Ce qui témoigne d’une banalisation de ce phénomène du travail des enfants, en passe de devenir un phénomène courant et toléré en Tunisie.
Dans notre vie quotidienne, il n’est pas rare de croiser des enfants qui mendient, nettoient les pare-brise des voitures contre quelques sous, vendent des bouquets de jasmin ou travaillent dans des ateliers de réparation automobile.
Les jeunes filles, quant à elles, sont souvent contraintes de travailler comme aides ménagères dès leur plus jeune âge, afin de subvenir aux besoins de leurs familles. Certaines d’entre elles viennent des régions déshéritées du pays pour travailler dans la capitale et les grandes villes de la côte, s’exposant ainsi aux risques de harcèlement sexuel et même de viol.
Les garages de réparation mécanique ainsi que les marchés informels regorgent d’enfants mineurs, tandis que les exploitations agricoles sont peuplées de jeunes filles mineures et d’enfants. Tout cela se déroule sous le regard impuissant de l’État et avec la complicité passive de ses agents.
Ces enfants, souvent exploités par des adultes sans foi ni loi, voient leur éducation bâclée et leur développement physique et psychologique perturbé, de sorte que certains d’entre eux sombrent dans la délinquance et finissent mal, dans un cimetière ou une prison.
Exploitation criminelle
Selon une récente étude menée par l’Unicef sur la situation des enfants en Tunisie, l’adolescence dans notre pays est confrontée à des défis majeurs. Les adolescents âgés de 15 à 19 ans représentent 84% de la main-d’œuvre informelle du pays, tandis que 10% d’entre eux se retrouvent dans une situation d’inactivité, ce que l’organisation Nini qualifie de «ni étudiants, ni employés». Plus préoccupant encore, les jeunes âgés de 16 à 17 ans représentent quasiment la totalité (99,8%) des travailleurs engagés dans des «travaux dangereux». De plus, ce groupe constitue le segment le plus exposé aux conflits avec la loi, représentant 60% des cas recensés en 2015, et plus de la moitié (52%) ont abandonné leur éducation.
Il est inquiétant de constater, parmi les adolescents de 16-17 ans, une prévalence significative de la consommation de tabac, d’alcool et de drogues, alors que le taux de suicide est, chez eux, deux fois plus élevé que lors de la première période de l’adolescence. Cette situation découle des réalités économiques, d’une entrée tardive dans la vie professionnelle et d’une vision incertaine de l’avenir.
Une deuxième étude menée par l’Instance nationale de lutte contre la traite des personnes (INLCTP), en partenariat avec l’Unicef, réalisée en septembre 2022, confirme l’ampleur de cette crise.
L’étude parle d’un nombre élevé de cas d’exploitation économique (64,2%), principalement liés au travail forcé (40,5%) et l’exploitation économique des enfants en les exposant à la mendicité et en les exploitant dans des activités marginales (24,2%).
Ambiguïté législative
Pendant longtemps, le Code du Travail a été critiqué pour avoir autorisé le travail des enfants sous certaines conditions. Les lacunes juridiques ont largement contribué à l’aggravation de cette situation. De nombreuses organisations défendant les droits de l’enfant ont appelé à la nécessité de promulguer des lois visant à les protéger de l’exploitation économique. Il est crucial que le Code du Travail ne fixe pas explicitement un âge pour commencer à travailler, évitant ainsi d’autoriser implicitement le travail des enfants.
Par exemple, l’article 55 du Code du Travail prévoit une admission au travail dès l’âge de 13 ans dans des travaux agricoles légers, sous réserve que ces activités n’affectent ni leur santé, ni leur croissance, et ne compromettent pas leur assiduité scolaire.
De même, l’article 58 interdit l’emploi d’enfants de moins de 18 ans dans tout type de travail mettant en danger leur santé, leur sécurité ou leur moralité. Cependant, la liste des travaux interdits est établie par décision du ministre des Affaires Sociales, après consultation des organisations professionnelles d’employeurs et de travailleurs les plus représentatives. Ce qui laisse la porte ouverte aux exceptions et, par conséquent, à l’exploitation des enfants.
Promesses non tenues
Les gouvernements successifs ont souvent formulé des slogans et des promesses, mais ont rarement mis en œuvre des actions concrètes, à l’exception de quelques initiatives isolées. Un manque d’engagement en faveur d’une vision globale et d’un plan exhaustif dépassant les aspects purement légaux, pour aborder les dimensions sociales et culturelles, se fait fortement ressentir. Les efforts se sont limités à l’insertion d’une disposition interdisant le travail des enfants dans une loi sur la prévention de la traite des êtres humains en 2016. Une mesure punitive, comprenant des peines d’emprisonnement de trois à six mois ainsi que des amendes financières, a été incluse dans la loi sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes adoptée par le Parlement en 2017, sans aucun mécanisme effectif pour les appliquer.
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